Dixième anniversaire aidant, le service public se devait de traiter frontalement les attentats du 13 novembre, et France télévision y consacre enfin une série-évènement, comme on dit dans les échoppes subventionnées, ainsi qu’un documentaire pas tout à fait de création. Les deux sont problématiques pour user de litote, mais qu’attendre aussi de la télé que Serge Daney compara un jour à un gros téléphone d’hôpital ? Pas grand chose. Commençons par le pire : Des Vivants. Jean-Xavier de Lestrade – dont le passionnant Soupçons remonte à plus de 20 ans – suit sur 8 épisodes, 7 des 11 otages du Bataclan, qui semblent lui avoir donné un accès illimité à leur vie post-13 Novembre. L’axe choisi peut se résumer en une formule qui a valu une célébrité éphémère à son auteur, Antoine Leiris : « Vous n’aurez pas ma haine ! », auquel Lestrade ajoute sa touche personnelle, Vous aurez ma résilience. Impossible ou pas, celle-ci est figurée dans des scènes qu’on semble avoir déjà vues cent fois, notamment dans les fictions récentes abordant obliquement le 13 Novembre avec attentats imaginaires recréés dans un parc – Amanda (Mikhaël Hers, 2018) – ou dans une brasserie – Revoir Paris (Alice Winocour, 2022). Le stress post-traumatique entraîne donc cauchemars, chutes de libido, décompensations diverses qui atteignent jusqu’aux proches, et l’écriture effroyablement didactique prend tout au pied de la lettre, sans ellipse ni ambiguïté. Chaque scène a un début, un milieu et une fin qu’on peut décrire et partager. Une communion baveuse est requise du spectateur.
L’ami Ricoré et l’ennemi invisible
Le psychologue Abraham Moles décrivait le kitsch comme un système esthétique de communication de masse ; Des Vivants en offre une version télévisuelle et sentimentale intégrant en repentir la publicité qui monopolise ses canaux. Pour signifier qu’un personnage va mieux, on le voit préparer des gâteaux maison avec ses filles, comme n’importe quel spot Alsa. La dernière scène – sept minutes – consiste en un unique plan-séquence où le couple de rescapés organise un barbecue et où tous les « potages » vont un à un pointer le bout de leur nez ; c’est l’Ami Ricoré en action et à grande échelle. Formellement, la série hésite entre deux influences majeures, En thérapie (le principe de la séance avec psy ou avocat), et Parents mode d’emploi, sur un versant certes moins comique (malgré la présence d’Alix Poisson qui se retrouve avec un conjoint plus « drama » – compatible qu’Arnaud Ducret, Benjamin Lavernhe). Il est demandé aux acteurs, très techniques, de pouvoir éclater en sanglots lors d’un plan-séquence. Cette petite touche cinématographique n’est pas poussée outre mesure, comme on le voit à l’assaut rendu volontairement en dessous de sa violence. Arnaud (Benjamin Lavernhe) raconte dans l’une des premières scènes entre poteaux, puis plus tard au procès, la satisfaction qu’il a eue de recevoir sur son visage des morceaux de la cervelle d’un terroriste touché, mais Lestrade ne va pas aussi loin dans la représentation ; le djihadiste agonise, son bon profil face caméra, et il est achevé, au mépris de toute logique, d’une balle dans le torse. Pas de crâne qui explose en prime time, même d’un méchant. Une pudeur faux-cul lanzmanienne a décidé que la fosse était irreprésentable de peur d’augmenter les souffrances des rescapés. C’est donc le retour au Code Hays, puisque les cibles des tirs de kalashnikov sont toujours hors-champ.
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Victimisation appliquée et progression sociale
Lestrade ne parvient jamais à résoudre le problème structurel majeur : la prise d’otage et l’assaut qui sont chronologiquement antérieurs aux récits de reconstruction écrasent tout dramatiquement. Il les immisce donc en éclats de flashbacks qui assaillent les personnages, avant de les traiter dans la durée à la fin du septième épisode. Un panoramique d’un mauvais goût infini fait succéder en conclusion tous les visages des potages avec leurs libérateurs de la BRI, silencieux et pensifs, se souvenant de l’horreur : « Remember ! » L’essence publicitaire du produit télévisuel est flagrante. Les sept « potages » ont cédé leur histoire à la communauté. La sublimation de leur malheur ressemble à de l’auto-entreprenariat. Ils s’organisent en syndicat informel (le terme infantile de « potages »), puis rejoignent une confédération (l’association Life for Paris) qui va les aider à ramasser le plus de flouze possible. Certains ont – un peu – des états d’âme. À la fin, au procès, ils témoignent pour la postérité, mais ce que raconte le film est leur progression sociale par la victimisation appliquée. Leurs appartements deviennent plus grands et le couple Poisson-Lavernhe acquiert une maison de campagne où la bande se réunit au final. Le lissage sociologique fonctionne à plein chez ces Parisiens d’adoption, sauf Sébastien l’Arlésien (joué par Félix Moati qui n’a pas d’accent) et David, banlieusard à parents chiliens dont la série suit l’ascension (il obtient la nationalité française, devient photographe, écrit des livres). Ce sont des petits-bourgeois hédonistes dépassés par un mal plus grand qu’eux. La foultitude de Parisiens, qui est le primo-public ciblé de Des Vivants, s’y reconnaîtra, mais on peut supposer qu’un berger landais mis en présence de la série les trouvera tous insupportables, ce qu’ils sont, ainsi représentés (profitons-en pour saluer la qualité des acteurs dont les plus surprenants, Thomas Goldberg et Cédric Eeckout).
Aristocratie victimaire
Indépendamment de ses nombreux défauts déjà recensés ou non – les crises de larmes pavloviennes, en moyenne trois par épisode ; une conception dévaluée de l’amitié (faire des bœufs dans des bars) – Des Vivants se heurte à une faute morale qui échappera peut-être au tout-venant. Lestrade fait totalement l’impasse sur les autres victimes, de la fosse – comme on l’a vu – ou des terrasses. On est sommé de s’apitoyer sur les blessures traumatiques des sept potages qui sont physiquement indemnes et n’ont perdu personne dans la soirée, alors qu’aucun temps de cerveau disponible n’est offert aux autres corps souffrants du 13 Novembre, les mutilés, les endeuillés, même lors du procès pourtant recréé dans le dernier épisode. Il se produit un redoublement gênant de la soirée du Bataclan. Les otages ont survécu car ils ont été individualisés par les terroristes, ils le sont à nouveau comme victimes-emblèmes par Lestrade, touchants et présentables car en relatif bon état physique et mental. Des Vivants, c’est un peu le secret d’une résilience réussie qui ne peut passer que par une concurrence victimaire assumée. À l’aristocratie – les otages -, la représentation ; au reste – la fosse, les terrasses -, le hors-champ ou plutôt le non-champ.
« Nos Vies en éclats » : aussi froid que naïf
Moins douteux mais quand même pas folichon, le documentaire de Valérie Manns, 13 Novembre, nos vies en éclats part au moins d’un sujet passionnant, le Programme 13-Novembre initié par le CNRS et l’Inserm pour étudier la construction de la mémoire individuelle et collective. À l’écran, 27 volontaires (sur un panel de 1000) sont interrogés sur le temps long à plusieurs années d’intervalle pour évoquer la persistance ou la dissipation du trauma ; ce peuvent être des victimes directes, des familles de rescapés, des secouristes ou de simples quidams qui étaient devant leur télé à l’heure dite. On voit bien le passage du temps et de la douleur, ou son maintien justement chez certains touchés au premier chef. Mais les témoignages sont trop fragmentaires pour atteindre aux portraits, l’enquête sociologique est de mise et elle est forcément ciblée. Un jeune homme, témoin télévisuel, est interrogé sur plusieurs années et on apprend à sa dernière apparition que le 13 Novembre l’a amené à intégrer une association qui milite pour le dialogue entre cultures. Les plans finaux sur les différents interviewés avec cartons « Que sont-ils devenus ? » commenceront d’ailleurs par le sien, comme si la réalisatrice voyait en lui l’avenir avec un grand A. Cette naïveté confondante invalide pratiquement le documentaire, pour ne rien dire de sa forme hideuse (des images du 13 Novembre sont retravaillées à la palette graphique dégoulinante pour servir de jonction entre chaque entretien). La froideur du dispositif veut du mamour et de la concorde, quitte à occulter les dissensus.
Larmes, déni et rentabilité
Le point commun avec Des vivants est que le 13 Novembre n’est présenté que sur le versant des conséquences, ce pourrait être aussi bien un tsunami ou toute autre catastrophe naturelle – « act of God », comme disent les Anglais. Jamais les causes ne sont évoquées, même rétrospectivement, c’est le point aveugle qui permet de ne rien saisir (le mot « islamiste » est ainsi banni de la série de Lestrade, où les policiers de la BRI traitent par deux fois les terroristes de « malades »). Pour ne rien dire des responsabilités des politiques, qui étaient au moins interrogés dans l’incomparable mini-série documentaire 13 Novembre : Fluctuat nec mergitur (2018). Gédéon et Jules Naudet avaient à cœur de décrire le plus fidèlement possible la soirée telle que vécue par les victimes ou témoins des attentats. L’émotion y était filtrée par le récit et jamais imposée par les crises de larmes qui sont comme appelées par le dispositif de 13 Novembre, nos vies en éclats. Le final de ce dernier ménage une surprise plus que douteuse en révélant que deux des interviewés suivis, le père d’une victime et un spectateur du Bataclan, sont décédés depuis le dernier volet d’entretien, le premier d’un cancer, le second suicidé. Si le 13 Novembre tue toujours, il ne fait pas réfléchir plus, et le motif dans le tapis de ces deux machins commémoratifs s’avère la prise d’otages du spectateur, prêt à gober n’importe quoi du moment qu’il y a des sanglots pour faire passer. Le prisme de la résilience a pour but final d’empêcher la naissance de tout grand récit au profit de petites narrations individuelles, attendues et prévisibles. Même éclatées ou en perdition, les monades monnayent symboliquement leur malheur à la foire des visibilités. En milieu néo-libéral, tout devient marchandise, y compris le trauma des vies détruites, L’amitié se recroqueville en cogestion du capital victimaire. C’est la morale désolante qu’on retire de la livraison anniversaire de France télévision sur le 13 novembre.
DES VIVANTS (une série de 8 épisodes) de Jean-Xavier de Lestrade, avec Alix Poisson, Benjamin Lavernhe, Antoine Reinartz, disponible sur le site de France TV
13 NOVEMBRE, NOS VIES EN ÉCLATS (1h38) de Valérie Manns, disponible sur le site de France TV




