[qodef_dropcaps type=”normal” color=”RED” background_color=””]E[/qodef_dropcaps] si la tendance à la fois la meilleure et la plus caractéristique de cette rentrée littéraire était l’appel à prendre congé ? C’est un programme que déclinent en tout cas quatre romans de qualité. À l’heure où la cloche sonne, choisissez l’exil.
Lire, écrire, éditer, une seule et même chose disait l’écrivain, lecteur, éditeur, Dominique de Roux. Une seule chose, un exil. Lire, écrire, éditer. S’exiler. Tout quitter. Exister, en somme. Existare : sortir de. Nécessité de l’étymologie. L’écrivain, le lecteur et l’éditeur quittent. Tout. C’est cela, la littérature. Sortir de. Quitter. Tout. Chercher le refuge, take shelter. « Tout quitter », cela se dit de diverses manières. « Fuir le réel » en est une. Ce peut être une fuite volontaire, un désir. On peut aussi être obligé de tout quitter. À l’instar de Martin, principal personnage du roman de Stéphane Jougla. Gabrielle ou le jardin retrouvé est le troisième roman de l’auteur, un livre tendre dont le ton tient du conte. Faussement triste. Gabrielle quitte Martin, par accident, en vélo, renversée par un camion. Elle enseignait les Lettres au lycée et utilisait le reste de son temps en lectures et jardinage. Il y a des livres partout dans leur appartement du rez-de-chaussée, avec petit jardin. Les fleurs et le jardin, passions de Gabrielle. Martin n’accepte pas sa mort, se replie, pénètre dans la vie de Gabrielle, devient le lecteur de ses livres et le jardinier de son jardin, jusqu’à découvrir cette porte, vieille et abîmée, au bout de l’allée. Le secret derrière la porte, toujours. Martin, nu, presque vagabond en son jardin, exilé de la vie sans Gabrielle, aura une chance de revenir. On pense à l’écriture cinématographique de Desplechin dans ce beau roman.
D’autres fois, l’on quitte tout mais en demeurant « en vue ». N’est-ce pas le cas de cet Anglais qui s’est « envolé », du côté de Fayolle ? Avec L’Anglais volant, l’écrivain et éditeur de poésie Benoît Reiss donne aussi un roman en forme de conte. On pense à Candide ou Grimmelshausen autant qu’au Baron perché de Calvino. Survolant les blés, en provenance de la forêt, l’Anglais entre dans Fayolle, passe sur la Grand Place, reste deux jours, dort dans une chambre chez l’habitant ou bien dans une autre, celle du café local. Il présente son spectacle de marionnettes, s’agite beaucoup, parle, parle. L’Anglais est volubile mais les gens de Fayolle n’entravent rien. Au fil des pages de ce roman philosophique, ce sont les voix de ceux qui ont croisé le chemin de l’Anglais volant qui s’expriment. Réunies au café. Car l’Anglais est vite reparti, l’air pressé et préoccupé, il a grimpé vers la falaise et s’est envolé, chacun l’affirme, chacun l’a vu. L’Anglais a poussé sur ses pieds, ses jambes et il est monté, volant, au loin dans le ciel. Roman surprenant de Benoît Reiss qui pose cette question essentielle : « Où aller ? ». Car il n’est pas tout, justement, de « tout quitter ». Encore faut-il que ce « tout quitter », pour être sensé, soit un aller vers. Mais vers où ? L’Anglais vole et laisse un village de nostalgie sur son passage.
Une nostalgie qui n’est pas absente du Chemin des fugues, dernier roman de Philippe Lacoche. Journaliste d’autrefois, Pierre Chaunier vit mal le recul du monde d’avant les « nouvelles » technologies et les déceptions amoureuses, au point de fuir dans le prozac, la bière et les vins bio. Il s’en va, Pierre, sur le chemin des fugues, cherchant abri dans un arrière-pays poétique et vintage. Il chemine avec force et vigueur, en quête de cette beauté qui semble déserter notre monde. Loin de l’ubérisation des esprits. Car Pierre est un coco à l’ancienne. Dans ce roman du peuple qui sent bon les arrondissements d’avant, le refuge, au départ, c’est le Bar de la Place, un « établissement où se retrouvaient des artistes, des gauchistes, des communistes, des libertaires, des altermondialistes, des socialistes frondeurs, des monarchistes fraternels et exaltés façon Bernanos, des musiciens, des peintres, des paumés, des alcooliques chroniques, des demeurés, des suicidaires, des illuminés (…) tout ce que l’humanité compte de meilleur, de plus singulier. Qu’ils vinssent de la gauche, de l’extrême ou de l’ultragauche, de l’anarchisme, de l’écologie, de la droite douce, du centre mou, d’Action Française, une chose réunissait ces drôles de zèbres : une détestation absolue et inébranlable du capitalisme, de la société de consommation, du libéralisme rampant de la fausse gauche et de la droite affairiste ». On se sent chez soi dans ce bar, on y croise L’Idiot international. Le Chemin des fugues est un roman des rues et du départ vers le lointain. Vers la France de Jean Yanne.
Où arrive-t-on, une fois que l’on a « tout quitté » ? À Clachan Fells, au nord de l’Écosse, en ce qui concerne le héros du second roman de Jenni Fagan traduit en français, Les Buveurs de lumière. Dylan est un géant tatoué et barbu qui, après avoir longtemps travaillé dans un cinéma d’art et d’essai de Soho, débarque en Écosse afin de repartir de zéro. Il a tout quitté, nous sommes en 2020 et la planète entre doucement dans une nouvelle ère glaciaire, la Tamise déborde, Jérusalem s’éveille sous la neige et l’on voit passer des icebergs à l’horizon des littoraux. La lumière change et, dans cette étrange ambiance de fin, les êtres construisent encore de la vie. À se demander s’il n’est pas nécessaire de hâter la fin du monde. Malgré les apparences, Les Buveurs de lumière est le roman d’un fol espoir, celui d’une humanité se rêvant meilleure au pied du monde finissant. Au fin fond de l’Écosse, dans des caravanes, une femme cire la lune tandis que Stella, Constance ou Dylan regardent les trois soleils visibles dans le ciel glacé. Les températures descendent toujours plus bas sous zéro, de -9 à -56°. Un roman à l’écriture poétique, belle et troublante. Et il est fort étrange de lire la manière dont le monde se prépare à nous quitter, nous les hommes incapables de protéger l’écosystème dont nous formons partie. Une lecture qui donne le sentiment de vivre par avance ce climat déréglé qui vient.
Chacun de ces romans est une ambiance singulière qui provoque l’envie furieuse de s’évader au fil des pages, loin de la grande secte ubérisée qui étend son voile illusoire de croissance sur nos existences. On ferme les pages, on a envie de claquer la porte.