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Chestertonologie

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Publié le

13 septembre 2024

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Il y a 150 ans naissait le géant G.K. Chesterton. Des milles visages de son génie, c’est sans doute son caractère transversal, paradoxal et inclassable qui surprend le plus le lecteur du XXIe siècle. Nous avons donc soumis cinq facettes paradoxales de l’écrivain à l’éclairage d’Hubert Darbon, traducteur de Chesterton et éditeur d’un recueil d’aphorismes, « Le Monde selon Chesterton ».
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1) Des paradoxes qui éclairent…

G. K. Chesterton est surnommé l’Apôtre du bon sens tout autant que le Prince du paradoxe, ce qui n’est en rien paradoxal : il est de bon sens de penser par paradoxes. Le paradoxe – le retournement du lieu commun, l’apparente impossibilité logique – est le plus sûr moyen d’atteindre et de saisir la vérité. Le monde dans lequel nous vivons est le Paradis originel, mais la Chute, en nous cillant, nous a interdit de le voir. Il faut donc choisir un angle nouveau, se faire « athlètes oculaires » pour réapprendre à voir les choses telles qu’elles sont vraiment : les arbres, d’étranges structures qui tombent ; les taupinières, des montagnes ; les nuages, des collines ; les étoiles, des fleurs ; les hommes, des mouches rampant au plafond au-dessus de l’espace, « suspendus à la grâce de Dieu ». Le paradoxe chestertonien n’est pas un simple effet de manche ou une coquetterie d’écrivain : c’est une méthode d’appréhension du monde.

2) Rire pour être sérieux…

À propos de l’écrivain Joseph McCabe qui lui reprochait de trop user d’humour dans des livres sérieux, Chesterton écrivit : « M. McCabe pense que je suis seulement drôle, et jamais sérieux, parce qu’il pense que drôle est le contraire de sérieux. Drôle est le contraire de pas drôle et de rien d’autre. » La légèreté, la loufoquerie, la bouffonnerie ont toujours leur place, même lorsqu’il s’agit d’apologétique, de politique ou de critique, car le monde est cette chose étrange qui porte en soi « une secrète trahison » : il échappe toujours à l’esprit rationnel lorsque celui-ci est à deux doigts de l’attraper. Il est donc possible, mais mieux encore sain, souhaitable et moral d’être drôle lorsque l’on traite de choses graves. « Seul d’entre les animaux, l’homme est secoué par cette folie magnifique qu’on appelle le rire, comme s’il avait attrapé du regard quelque secret dans la forme même de l’univers, ignoré de l’univers lui-même. »

G. K. Chesterton est surnommé l’Apôtre du bon sens tout autant que le Prince du paradoxe, ce qui n’est en rien paradoxal : il est de bon sens de penser par paradoxes

3) Ni de droite, ni de gauche…

« Trop de capitalisme ne signifie pas trop de capitalistes, mais trop peu. » Cet aphorisme a contribué à confondre bien des esprits sur le positionnement politique de Chesterton. On ne sait trop s’il faut le ranger à gauche ou à droite – une typologie qui, de toute façon, n’aurait pas signifié grand-chose pour lui. Pourfendeur du capitalisme (« ce qui existe quand une classe de capitalistes, grossièrement reconnaissable et relativement petite, concentre entre ses mains une telle quantité de capital qu’elle a besoin d’être servie, contre salaire, par une très large majorité des citoyens »), il ne l’était pas moins du socialisme (« une chose évidente à défendre pour le riche oisif (…), qui se dit humaniste, mais qui est aussi froide que toutes les autres abstractions »). Il pouvait moquer les progressistes (ceux qui veulent continuer à faire des erreurs) et, dans la même phrase, les conservateurs (ceux qui veulent empêcher que les erreurs soient corrigées). Sa ligne, le distributisme, se veut une « troisième voie » : large répartition des moyens de production (entreprises, outils, terre), localisme, subsidiarité, démocratie – une société en manière de patchwork, peuplée de yeomen, hommes libres et propriétaires.

4) D’hier pour aujourd’hui et demain…

S’il fut une voix très identifiable et même influente dans le paysage politique de l’Angleterre du début du XXe siècle (il lutta, par patriotisme, contre l’impérialisme, s’opposa à la guerre des Boers, et combattit, entre autres choses, l’eugénisme, les magnats corrompus et le scientisme), il fut avant toutes choses un écrivain (poète, commentateur, romancier, biographe, critique littéraire), et c’est là son héritage le plus riche et le plus précieux. Moins que ses postures mêmes, parfois difficiles à transposer dans nos propres remous, c’est son style qu’il faut s’approprier : apprendre à penser non ce qu’il pensait, mais comme il pensait. Apprendre à regarder toute chose comme si on la découvrait, à rire au milieu des grands malheurs de l’homme, à crier une juste colère, à écrire des épopées religieuses, à louer l’esprit courtois et chevaleresque, à remettre le monde à l’endroit en le mettant sens dessus dessous.

Lire aussi : G. K. Chesterton : comment échapper à l’autodestruction de la raison

5) Voir l’au-delà dans l’ici-bas…

Toute l’œuvre de Chesterton est, dans un sens, une longue, sinueuse et parfois labyrinthique entreprise apologétique. Le message de l’Homme éternel, son chef-d’œuvre, est le suivant : puisque le plan de Dieu a embrassé l’humanité entière depuis la nuit des temps et que Dieu lui-même s’est fait homme, tout est apologétique, toute chose en ce monde peut être l’occasion de deviner son Créateur. Celui qui s’est exercé à voir et à regarder avec l’œil de l’artiste peut percer le voile et découvrir les plus grandes et les plus hautes vérités dans les choses les plus ordinaires et les plus modestes. Or, rien n’est plus propre à vous entraîner à cette habitude que le christianisme, la religion des trois vertus paradoxales (la foi, croire quand il n’y a plus rien à croire ; l’espérance, espérer quand tout est désespéré ; la charité, pardonner l’impardonnable). Pour prendre une autre image chère à Chesterton, le christianisme – et plus précisément le catholicisme – est la seule clé assez complexe pour ouvrir la serrure complexe du monde. HD


L’ÉCRIVAIN À TROIS TÊTES par Rémi Carlu

Le biographe
Le génie biographique du Che a peu à voir avec la biographie traditionnelle. Dans un mot fameux, ne se réjouissait-il pas de n’avoir fait figurer que deux dates dans une biographie, « fausses toutes les deux » ? De Charles Dickens dont il fut toujours fasciné, G.K. ne présente ainsi que les éléments biographiques nécessaires pour édifier son étude psychologique et littéraire de l’œuvre dickensienne. « S’il sut voir l’univers en rose, c’est dans une fabrique de noir à soulier qu’il apprit à la voir ainsi. » Avec finesse, humour et honnêteté, il en saisit l’essence du propos, les ressorts de la popularité, les limites de l’évolution réaliste – et règle leurs comptes aux critiques de ses injustes détracteurs. Pour lui, le génie joyeux, bouffon et poétique de Dickens est avant tout dans la foule colorée de ses personnages, irréalistes parce que « romanesquement observés » et afin qu’ils vivent d’eux-mêmes, par-delà le texte. Un géant lu par un géant.

DICKENS, G.K. CHESTERTON
Plon, 256 p., 21 €

L’essayiste

Chesterton fait tout à l’envers pour nous faire voir le monde à l’endroit – comme s’il construisait une maison sur son toit pour en mieux montrer les fondations. Aussi, loin de la démonstration linéaire, Le Paradoxe ambulant compile une soixantaine de courts essais sur des sujets déroutants, de l’ordre du quotidien plus que de la politique ou de la philosophie, allant de la dignité de rester au lit, du bonheur de courir après son chapeau, ou de la triste incrédulité de ceux qui refusent de croire aux contes de fées. Sa démarche démonstrative aussi est inverse : plutôt qu’un propos indubitable sur lequel bâtir, lui commence par une déclaration inattendue ou paradoxale qu’il s’ingénie ensuite à dérouler, avec bonhomie, comme on le ferait d’une pelote de laine, pour aboutir à un constat moral ou esthétique imparable. In fine, c’est une méthode donquichottesque pour réenchanter le monde qu’il propose, en nous apprenant à voir son infime et infinie poésie.

LE PARADOXE AMBULANT, G.K. CHESTERTON
Les Belles Lettres, 512 p., 15,50 €


Le romancier

Alors que le brave Murrel se lance dans la quête toute arthurienne d’un rouge perdu dont rêve son amie Olive, un bibliothécaire habité, le dénommé Michaël Herne, tente de résoudre une grève industrielle moderne en appliquant les principes médiévaux de la chevalerie. L’histoire entrecroisée de ces deux figures donquichottesques, à mesure qu’elles se révèlent à elles-mêmes et aux lecteurs, rythme ce truculent et burlesque roman, très haut en couleur, où foisonnent personnages et dialogues. Texte de haute portée politique et sociale qui tranche l’hydre capitalisto-communiste, Chesterton se garde pourtant de toute idéologie, et propose un esprit plutôt qu’une utopie clefs en main. Et au détour d’un paragraphe affleurent des moments de grâce, telle cette réflexion sur la disparition du hansom-cab et de sa « vertigineuse et quasi divine élévation du cocher au-dessus de son client « : « Quoi qu’on puisse reprocher au capitalisme anglais, il existait au moins un antique véhicule, ou un groupe équestre, dans lequel le pauvre trônait au-dessus du riche. » Un appel au sauvetage du monde par la beauté, l’honneur et la foi. [Ouvrage disponible en prévente ici]

LE RETOUR DE DON QUICHOTTE, G.K. CHESTERTON
La Onzième Heure, 256 p., 20 €

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