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Éditorial culture de Romaric Sangars : Manifestes

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6 novembre 2025

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« Il y aurait un recueil des manifestes les plus radicaux et divergents à publier, voilà qui filerait la migraine aux apprentis littérateurs et produirait un ensemble à la cacophonie prodigieuse. » Éditorial culture du numéro 91.
© Chirag Vashist - Unsplash

J’ai toujours aimé les manifestes en art, leur enthousiasme, leur partialité guerrière, leur dogmatisme trop poussé pour qu’il pèse vraiment, même si celui-ci engendra parfois des interdits absurdes comme lorsque le futuriste Marinetti, « la caféine de l’Europe », voulut supprimer les adjectifs, qui ralentissaient la phrase, selon lui, et ne plus admettre les verbes qu’à l’infinitif afin d’absolutiser l’action. Au bout de trois poèmes selon ces codes, même Orphée finirait par caler, mais tenir la gageure ne manquait pas de panache. Il y aurait un recueil des manifestes les plus radicaux et divergents à publier, voilà qui filerait la migraine aux apprentis littérateurs et produirait un ensemble à la cacophonie prodigieuse, idéal à lire un soir d’automne, en fumant des Dunhill dans la lumière rasante.  

Ce genre littéraire est mort avec les avant-gardes, la foi dans la modernité et la suprématie européenne. D’un point de vue esthétique, je ne regrette que la dernière. Il n’empêche, ces programmes furieux excitaient l’imagination et l’aventure formelle, même si leurs théories se voyaient généralement démenties par la pratique de ces mêmes jeunes artistes qui en avaient fait leur amorce. Depuis cinq ou six décennies, en tout cas, les seuls débats dans le champ littéraire ont été déplacés sur le plan moral en raison d’un stalinisme d’atmosphère simplifiant tous les problèmes humains en un « facho/pas facho » qui autorise le bachelier niveau 2025 à donner son avis sur tout, tout en ne connaissant rien.

Lire aussi : Éditorial culture de Romaric Sangars : Parades

Le défaut de théorisation, à terme, est plus grave que son excès, puisque chacun croyant faire spontanément ce qui lui ressemble, tout le monde finit, par digestion naturelle de l’époque, par produire la même merde – loi esthétique inéluctable. C’est donc avec curiosité que j’ouvris le simili-manifeste publié ce mois-ci par Édouard Louis, cette grenadine de Saint-Germain-des-Prés, me demandant comment celui-ci pourrait justifier théoriquement sa médiocrité concrète, et, sans grande surprise, je découvris que c’était en alignant de ronflantes contre-vérités sur l’art, l’homme et le monde, non pas sous forme d’essai mais sous celle d’une interview admirative, l’écrivain préférant, à la rédaction directe, s’épancher devant une groupie faisant office de secrétaire – on a beau être transfuge de classe et de gauche, on garde d’antiques jouissances de parvenu. 

La démarche littéraire d’Édouard Louis se résume en fait à la nuance totalitaire de ce qu’Isabelle Barbéris intitule, dans un article paru dans Marianne le 13 octobre dernier, le « capitalisme autonarratif », en somme : l’exploitation littéraire du produit que chacun est devenu pour tous depuis les réseaux sociaux. « Moi, mon viol, mon mort, mon abus, ma déportation sexuelle ou sociale. » Le triomphe du récit de soi est en effet le phénomène notable des années 20, mais il ne faudrait pas forcément le condamner. Pour Louis, le récit autobiographique aurait mauvaise réputation (pourtant tout le monde le pratique aujourd’hui), et cela parce qu’il serait un genre employé par les dominés (de l’espèce de saint Augustin ou Chateaubriand, on imagine). La fiction serait plus noble. En ne s’intéressant qu’aux préjugés moraux, Louis ne saisit pas le problème esthétique. L’autobiographie n’a pas mauvaise réputation, il est simplement légitime de se méfier du risque de court-circuit qu’elle induit. La nécessité de formalisation, de « mimesis », se trouve réduite quand on parle tel quel de soi ; l’effet cathartique en est pour l’auteur trop évident ; la singularité de la chose semble contenue en elle-même. On risque un art du premier degré, sans rayonnement et sans innovation ; sans forme et sans impact. Un simple document-humain destiné aux commères, aux militants et aux sociologues, n’ayant aucune qualité artistique réelle.

Le problème n’est pas le sujet – soi, l’époque ou le monde – mais à quel degré on est capable de le porter. Voici le premier article de mon manifeste brûliste. Un jour, ou une nuit après boire, je briguerai le seul titre qui m’importe : l’éthanol de l’Occident.


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