Le monde d’avant n’aura pas lieu, ni celui de demain d’ailleurs ; pour la raison que ni l’un ni l’autre n’existent autrement que dans la représentation fantasmatique que nous en avons et qui nous fait regretter l’un et craindre l’autre. Regretter quoi d’ailleurs ? On ne sache pas que la vie fût si belle avant, qu’elle fût mieux, enviable, désirable, qu’elle fût la vie quand nous n’en posséderions plus désormais qu’une prétendue contrefaçon. La vie en somme, à quelque époque qu’on la retrouve ici-bas c’est surtout beaucoup de douleurs, de choses ratées, et d’obstination pour rien, et la grâce parfois d’y échapper un peu… par erreur. Car si c’est un truisme philosophique que de dire que le passé n’existe pas ni non plus le futur, qu’il est passé pour toujours et que l’autre, déjeté, n’arrive jamais, le monde, lui, existe vu qu’on s’y cogne.
Et ce monde on ne peut pas dire qu’il soit si digne d’être aimé que ça, qu’il soit notre élément et qu’à condition de nous y conformer on puisse l’habiter sans souffrir. Au contraire, il déraille de partout, s’épuise, gémit et gronde, nous tue pour nous survivre et périra à son tour quand nous ne serons déjà plus là depuis longtemps, mais depuis bien moins longtemps, semble-t-il, que ceux qui nous ont précédés et qui sont déjà morts pour toujours ici-bas. Quant au monde de demain, on a raison de le craindre, mais non parce qu’il nous offrirait un supplément d’apocalypse, parce qu’il sera le monde et qu’on y souffrira avec ou sans QR Code, avec ou sans épidémie, qu’on se fracassera contre ses limites perpétuellement étendues et perpétuellement limitées, et que même convaincus de notre liberté nous n’en demeurerons pas moins ses esclaves.
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On pourrait alors se rassurer à la façon d’un néo-hippie tout droit sorti des années quatre-vingt-dix et nous dire que seul importe le présent et qu’il faut en profiter – carpe diem ! Mais c’est bien à cause du présent que nous ne nous illusionnons pas sur le passé et que nous appréhendons l’avenir selon des formules terrifiantes, que nous savons la nostalgie menteuse et l’espérance en des lendemains qui chantent toujours coupable et bonne pour le peloton d’exécution, si bien que la sagesse pour nous consiste à refuser de placer le monde par-dessus tout – quel que soit le monde dont on parle, qu’il fût blanc ou noir, celui d’avant ou celui d’après, celui qu’on aime ou qui nous déplaît, celui qu’on feint de désirer et celui qu’on fait advenir réellement – quoi qu’on en dise…
Alors certes, le présent, lui, existe puisqu’il nous éprouve, et par lui c’est le monde qui nous ronge et la bêtise et le mal qui nous contraignent à placer en celui-ci nos seules perspectives selon l’imagination qui nous trompe toujours au moins trois fois : en avant et en arrière mais d’abord en face. On aura alors sûrement vraiment grandi moralement et spirituellement quand chaque être humain sera enfin capable d’accepter qu’on désire le futur et qu’on regrette le passé parce qu’ils sont des mensonges, pour la raison qu’on supporte difficilement le présent qui résume la vérité du passé et du futur dans la souffrance ; présent néanmoins aimable à la seule condition qu’il nous délivre de la recherche du bonheur, du monde d’avant et de celui d’après qui ne pourront jamais être autre chose que le monde ici-bas. En d’autres termes, on ne souhaite ni le monde d’avant, ni le monde d’après, on endure ce monde-ci, on pleure sur ceux qui s’y trouvent heureux puisque par là ils en souffrent plus encore, en espérant de toutes ses forces que derrière ses limites abjectes quelque chose puisse le crever d’en haut.