Le petit État du Monténégro, peuplé de 670 000 habitants et grand comme deux fois le Finistère, est devenu indépendant le 3 juin 2006. Depuis, la nationalisation de l’église orthodoxe a mis le feu aux poudres.
Le 26 décembre, une atteinte sans précédent à la démocratie se déroulait au Monténégro. Au sein même du Parlement national, le pouvoir du dirigeant Milo Djukanovic envoyait la police gazer puis arrêter plusieurs dirigeants de l’opposition. Ceux-ci débattaient depuis plusieurs heures d’une loi prévoyant de spolier tous les biens de l’Église orthodoxe serbe, la plus importante et la plus ancienne des communautés religieuses du pays.
Depuis ce jour, la population s’est emparée de son destin. Sans discontinuer, chaque jeudi et dimanche, des cortèges d’individus de tous âges parcourent des kilomètres sur les hauteurs enneigées comme dans les vallées encaissées, pour montrer leur désaccord avec les pratiques autoritaires du pouvoir.
Dimanche 23 février, ce sont plus de 200 000 Monténégrins, dont 50 000 juste devant la cathédrale serbe de la capitale, qui se sont rassemblés dans une immense démonstration.
Placées sous le signe de la défense de l’Église orthodoxe serbe et de son patrimoine, ces « molebane » (processions) dépassent le simple cadre religieux. Dimanche 23 février, ce sont plus de 200 000 Monténégrins, dont 50 000 juste devant la cathédrale serbe de la capitale, qui se sont rassemblés dans une immense démonstration ; entre un tiers et la moitié de la population du pays se déplace ainsi massivement chaque semaine pour montrer son rejet de la politique de Djukanovic. Des intellectuels serbes ont, selon la bonne vieille recette autocratique, été simplement interdits de séjour, dont le grand écrivain serbe du Monténégro Matija Beckovic.
Or, cette foule immense qui manifeste depuis trois mois sans discontinuer, n’est pas seulement motivée par la défense des biens de l’Église orthodoxe serbe. La violence dont fait usage Milo Djukanovic n’a d’égal que le calme dont font preuve les manifestants. Le 26 décembre, après des violences policières au sein même du Parlement, Djukanovic a donné l’ordre de mettre au cachot deux des trois principaux leaders de l’opposition ; or, à plusieurs reprises ces dernières années Nebojša Medojevic, chef de file de l’opposition, avait déjà été jeté en prison pour ses propos. Fin janvier, l’autocrate du Monténégro est allé jusqu’à ordonner d’arrêter la mère d’un autre leader de l’opposition (Mandic). Enfin, toute marque de soutien de la part de jeunes pèlerins serbes venus des pays voisins est arrêtée à la frontière.
Cette violence politique du pouvoir ne date pas d’hier.
Depuis l’automne 2015, de violentes manifestations menées par l’opposition déstabilisent le gouvernement de Milo Djukanovic : rassemblant plusieurs partis pro-serbes, elles ont pour mots d’ordre la transparence et la dénonciation de la corruption du pouvoir. Djukanovic, tour à tour Président et Premier ministre du Monténégro, représente en effet un cas unique en Europe : il est au pouvoir depuis 39 ans. Né en 1962 à Nikšic, dans le centre du Monténégro, Milo Djukanovic offre le profil-type d’un ancien cadre communiste reconverti dans le nationalisme : à 29 ans, en 1991, il est déjà nommé Premier ministre.
Milo Djukanovic offre le profil-type d’un ancien cadre communiste reconverti dans le nationalisme.
D’abord soutien indéfectible de la Yougoslavie socialiste, il sent le vent tourner avec les accords de Dayton (1995) et abandonne son mentor Slobodan Miloševic pour adopter une attitude de neutralité pro-occidentale : « C’est un homme dépassé », dit de lui Djukanovic. Homme d’affaires avisé, il est rattrapé en 2000 par ses liens avec la mafia italienne des Pouilles (Sacra Corona Unita), qui œuvre dans le trafic de cigarettes, de voitures et de travailleurs immigrés entre le Monténégro, l’Albanie et les Pouilles. D’après Le Monde, « dans les conclusions déposées en 2007 par les magistrats italiens de Bari, le Premier ministre du Monténégro apparaît comme l’homme-clé de l’organisation de contrebande de cigarettes qui, entre 1994 et 2000, arrosait de nombreux pays d’Europe à partir du Monténégro (…). Il est notamment accusé d’avoir concédé à un trafiquant notoire, le Suisse Franco Della Torre, une licence d’importation de 1000 tonnes de cigarettes par mois. L’enquête a montré une forte et constante coopération entre mafia monténégrine et celle des Pouilles, la Sacra Corona Unita ».
Identités monténégrine et serbe entremêlées
De majorité traditionnellement chrétienne orthodoxe, ses habitants se sont longtemps considérés comme faisant partie de la nation serbe, tout en étant monténégrins. Par ailleurs, la population musulmane, qui représente environ 16 % de la population, est divisée entre ceux qui se considèrent comme une minorité « bochniaque » et demandent leur rattachement à la Bosnie-Herzégovine, et ceux qui se considèrent comme une minorité albanaise et demandent leur rattachement à l’Albanie voisine. L’ indépendance, acquise de justesse avec 55,5% des voix au référendum du 3 juin 2006 n’aurait pu être obtenue sans le soutien des partis politiques représentant les minorités albanaise, bochniaque, croate et turque, qui constituent à elles quatre 18% de la population. L’imam, chef des musulmans du Monténégro, avait écrit pendant la campagne une lettre à Djukanovic l’assurant du vote à 100% de la communauté musulmane (Albanais, Bochniaques et Turcs). Depuis, le pouvoir central s’appuie fortement sur le vote musulman pour obtenir une majorité à chaque échéance électorale.
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La loi du 26 décembre 2019 qui a mis le feu aux poudres est une loi liberticide et typique d’un pouvoir néo-communiste. Elle prévoit que l’État monténégrin, contrairement aux principes inscrits dans la Charte européenne des droits de l’homme, prenne possession de tous les biens de l’Église orthodoxe serbe (édifice religieux, terres agricoles, monastères). Outre que l’Église orthodoxe serbe est la plus ancienne du pays (XII ° siècle), elle a le plus grand nombre d’église et de fidèles. Enfin, les Serbes et beaucoup de Monténégrins se révoltent contre cette loi de spoliation, car au même moment Djukanovic a garanti les droits de l’Église catholique et de la communauté musulmane.
Il faut bien comprendre que l’Église orthodoxe serbe est constitutive de la nation monténégrine. L’Église orthodoxe autocéphale monténégrine (CPC) a été créée de toutes pièces en 1993 par Djukanovic : cela a ouvert un conflit entre les deux Églises. À l’heure actuelle, seules 50 églises orthodoxes sur 750 que compte le Monténégro se seraient ralliées à l’Église autocéphale. En outre, elle n’est pour l’instant reconnue par aucune Église orthodoxe au monde; dans les jours suivant le vote de la loi, le patriarche de Russie (Cyrille) et celui de Constantinople (Bartholomée Ier) se sont empressés de désavouer cet acte.
Déstabilisation de la région par des puissances extérieures
Les mesures autoritaires du pouvoir monténégrin risquent de déstabiliser toute la région. Jouant sur la division entre Serbes et Monténégrins d’identité serbe d’un côté, et Monténégrins pro-pouvoir et minorités musulmanes de l’autre (Bosniaques et Albanais), Djukanovic n’a pas vu l’effet de contagion que cela allait entraîner.
Au Kosovo, la police albanaise a prêté main forte à la police monténégrine pour bloquer les cortèges de pèlerins serbes.
Début février 2020, le Président serbe de la Bosnie-Herzégovine, Milorad Dodik, a déclaré vouloir apporter son soutien aux Serbes du Monténégro et a entamé un processus de sécession de la Bosnie-Herzégovine. Au Kosovo, la police albanaise a prêté main forte à la police monténégrine pour bloquer les cortèges de pèlerins serbes ; on risque de voir l’ingérence des acteurs régionaux dans les affaires du Monténégro.
Par ailleurs, ces remous internes ne sont que la conséquence logique du jeu qui oppose la Russie aux États-Unis. La Russie avait, dans les années suivant l’indépendance de 2006, effectué des investissements très fructueux. Des hommes d’affaires russes ont racheté tous les plus grands hôtels du littoral Adriatique : le fameux Queen of Montenegro de Becici, l’Albatros d’Ulcinj et le Fjord de Kotor. Le magnat russe Oleg Deripaska a agrandi le complexe d’aluminium KAP, énorme consommateur d’électricité : 1,4 milliard de kwh — soit l’équivalent du déficit énergétique du pays. L’économiste Nebojša Medojevi? déclarait en 2009 que « la moitié de la richesse produite au Monténégro est aux mains des Russes ». Mais cette toute-puissance a été gravement affectée par les sanctions que les autorités de Podgorica ont votées en 2014, à la suite de leur mentor états-unien ; depuis, on assiste à une fuite massive des capitaux russes.
Les États-Unis se sont engouffrés dans la brèche en accentuant en 2015 leur pression sur le gouvernement de Djukanovic pour qu’il intègre l’Otan. La Maison Blanche avait déjà, depuis de nombreuses années, obligé le pays à abandonner ses équipements militaires liés au Pacte de Varsovie, réduisant par exemple sa flotte navale à la portion congrue – un seul patrouilleur en tout et pour tout. C’est donc logiquement que, le 2 décembre 2015, l’Otan a « invité » le Monténégro à rejoindre l’Alliance atlantique. Le Pacte atlantique est perçu par le gouvernement monténégrin philo-occidental comme « la garantie la plus fiable pour les investisseurs » et le seul moyen d’assurer la sécurité.
Alex Troude