La sortie de Marche ou Crève de Francis Lawrence nous donne l’occasion de nous pencher sur un sous-genre très populaire du cinéma américain qui est la « dystopie totalitaire », c’est-à-dire tous ces films d’anticipation qui fantasment un pays ayant sombré dans le fascisme. À l’heure où la population démocrate s’émeut de la politique de Donald Trump, ce qu’elle estime être des coups de canif dans la sacro-sainte constitution américaine, le cinéma hollywoodien semble conforté dans ce vieux fantasme qu’il nous ressort épisodiquement – depuis au moins Soleil Vert avec Charlton Heston, dans lequel la population était forcée de manger ses retraités… On peut rappeler à ce titre que Marche ou crève est en réalité le tout premier manuscrit de Stephen King, écrit alors qu’il avait 16 ans, et selon la légende, pour impressionner une jeune fille… King essuiera d’ailleurs de multiples refus d’éditeurs et finira par le faire paraître, une fois installé en tant qu’écrivain sous un nom d’emprunt, Richard Bachman.
Si le livre paraît gentiment daté aujourd’hui, c’est parce qu’il est d’abord un exercice de style ludique qui s’amuse à tordre des formes éprouvées de la littérature américaine, à commencer par le roman d’apprentissage à la Marc Twain – cité plusieurs fois dans le roman et dans le film. En effet, cette histoire de jeunes gens qui sont sélectionnés pour participer à une longue marche à travers plusieurs États, en partant de la frontière canadienne jusqu’au sud du pays, est une manière de revisiter ce sentiment national qu’on appelle « l’americana », c’est-à-dire l’ivresse procurée par la découverte d’un pays immense et encore sauvage, à l’aune de la guerre du Vietnam et son traumatisme générationnel – les États-Unis sont encore en plein dedans lorsque Stephen King achève son manuscrit en 1967.
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Si le film de Francis Lawrence est aussi fidèle au matériau original, c’est d’abord que parce qu’Hollywood semble avoir, pour une fois, tous les maux du monde à penser correctement la crise identitaire et civilisationnelle que les États-Unis sont en train de vivre, et qu’à défaut de pouvoir se faire prophétique, comme il a pu l’être auparavant, il se tourne au contraire désormais vers la même grille de lecture passéiste, pour qui un État totalitaire est forcément une sorte d’État proto-fasciste avec des miradors, des bergers allemands et des méchants militaires en jeep qui abattent froidement de jeunes adolescents – racisés si possible. D’ailleurs, le futur de Marche ou crève est une sorte de rétro-futur qui évoque furieusement l’Amérique des années 50, comme si cette décennie avait fini par enterrer toute anticipation possible…
D’ailleurs, la plupart des grandes dystopies semblent buter sur cette décennie, peut-être parce qu’elle a forgé l’imaginaire de l’ « American Way of Life » tout en embarquant précisément tous les soupçons de complots et de conspiration de la part d’une puissance étatique à plusieurs étages, responsable à la fois de l’opération Paperclip – qui a fait exfiltrer des dizaines de scientifiques nazis pour les faire travailler pour le Pentagone – et de la mort de Kennedy ou d’opérations de la CIA particulièrement crapuleuses et occultes comme le projet MK Ultra, qui a été depuis déclassifié… Les années 50, pour beaucoup d’Américains de la génération de Stephen King, c’est une matrice double, celle du rêve et du cauchemar.
Le problème, c’est que l’accession au pouvoir de Donald Trump, pour ce second mandat, arrive conjointement avec l’avènement d’une hyperpuissance technique, celle que la maitrise de l’intelligence artificielle confère aux GAFAM. Dès lors, on a vite fait, notamment chez les démocrates ou même en France, de dénoncer l’arrivée d’un terrifiant Léviathan à deux têtes, une Amérique fasciste qui contrôlerait à la fois les cerveaux et les frontières… la belle affaire. Ce qu’on oublie de dire, c’est que le projet libertarien d’Elon Musk ou de Mark Zuckerberg ne vient pas de nulle part, et qu’il est inscrit précisément dans l’idéologie jacobine et maçonnique des révolutions française et anglaise qui auraient sorti l’Europe de l’obscurantisme pour la faire basculer dans les Lumières… Ce que les démocrates qui s’émeuvent d’une éventuelle tentation autoritaire chez Trump oublient de dire, c’est que cette tentation est là depuis toujours, et en particulier depuis les années 50, ou la guerre froide a servi de terreau idéologique pour enrôler un peuple tout entier dans l’illusion d’un pays et d’une démocratie. C’est pourquoi toutes les films qui s’essayent au genre de la dystopie totalitaire ont bien du mal à renouveler leur logiciel : qu’il s’agisse de l’excellent Les Fils de L’Homme d’Alfonso Cuaron, ou encore de la fameuse saga Hunger Games – réalisée par Francis Lawrence également, et qui montre une Amérique divisée en protectorats… Le seul à avoir tiré son épingle du jeu, c’est le Britannique Alex Garland, dans Civil War, sorti l’année dernière : film qui faisait semblant de passer à côté de son sujet parce qu’il ne nommait jamais, justement les causes de la guerre civile et qu’il se gardait bien de choisir ou de juger tel ou tel camp.
Dans Marche ou crève, l’ennemi totalitaire est incarné par un officier cruel, joué par Mark Hamill… c’est-à-dire par l’acteur qui incarna Luke Skywalker dans Star Wars en 1977… C’est la seule chiquenaude efficace de ce film académique et assez convenu, de sous-entendre que les jeunes premiers qui ont forgé les mythes d’hier seront les bourreaux de demain. Pour l’heure, on attend encore la dystopie qui nous osera nous montrer la vérité : que la fin de la démocratie se fera en douceur, sans armée, juste avec ces smartphones, juste avec TikTok, et que tout le monde sera d’accord – à condition d’avoir la 5G. Comme le disait le chanteur Frank Zappa, dans sa grande sagesse : « La démocratie n’est jamais que le secteur divertissement du complexe militaro-industriel. »
JEU DE MASSACRE
Étrange projet que celui d’adapter une œuvre de jeunesse de Stephen King, conçue comme un exercice de style à mi-chemin entre le jeu de massacre et l’hommage au roman picaresque. Ultra-fidèle au matériau d’origine, le film ne se pose jamais la question de son inscription dans une Amérique contemporaine, situant l’action dans une sorte de rétro-futur qui évoque aussi bien les années 50 qu’une dystopie totalitaire. Las, si le concept d’une « Grande Marche » pendant laquelle les militaires éliminent froidement les traînards tenait bien la route sur un roman, au cinéma il trouve vite ses limites, malgré une mise en scène appliquée et de jeunes acteurs brillants. Produit par le maître de Bangor lui-même, Marche ou Crève rappelle à quel point le romancier a été précurseur dans tous les genres, puisqu’il s’agit bien là d’un teen movie cruel à la Hunger Games – ce qui explique la présence de Francis Lawrence derrière le combo.
MARCHE OU CRÈVE, de Francis Lawrence, avec Cooper Hoffman, David Jonsson, Mark Hamill, en salles le 1er octobre.




