Il y a ceux qui, inlassablement, annoncent la fin des temps et ceux qui, désespérément, attendent la fin de l’histoire. Francis Fukuyama fait partie de la seconde catégorie. À l’été 89, l’estimé professeur de sciences politiques, empruntant le concept de « fin de l’histoire » à Hegel, et à l’un de ses grands interprètes, Alexandre Kojève, établissait qu’à travers différents stades de conscience et d’organisation sociale, l’histoire de l’humanité culminait « dans un moment absolu – un moment durant lequel une forme finale, rationnelle de société et d’État devient victorieuse ». La victoire de Napoléon en 1806 et la fin de la Guerre froide en 1989 marquent donc chacune une nouvelle fin de l’histoire et une nouvelle étape du processus de rationalisation politique et culturelle. Tous les événements compris entre ces deux marqueurs ne participent que d’un seul mouvement, pour amener à une conclusion inéluctable : « La fin de l’histoire en tant que telle, c’est-à-dire la fin de l’évolution idéologique de l’humanité et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de gouvernement humain ».
Le coup de poker ahurissant de Vladimir Poutine et les déboires de la Russie en Ukraine ont convaincu le philosophe que, cette fois, la fin de l’histoire tient sa revanche
Deux ans après que Fukuyama a repris sa thèse dans son livre, La Fin de l’histoire et le dernier homme, le dernier génocide du XXe siècle cause la mort de près d’un million de personnes au Rwanda. En toile de fond, un interminable conflit ravage l’ex-Yougoslavie et la « décennie noire » précipite l’Algérie dans la guerre civile. Ces événements précédent la renaissance du terrorisme islamiste, avec les attentats contre les ambassades américaines à Nairobi et Dar-al-Salam en 1998, puis contre l’USS Cole au Yémen en 1999, avant qu’un obscur membre d’une famille milliardaire saoudienne, au tendre regard brun et à la barbe fournie, ne commette l’attentat à ce jour le plus meurtrier jamais perpétré, contre les tours jumelles du World Trade Center. Comme fin de l’histoire, on peut rêver mieux.
Soyons justes avec Fukuyama. Il n’a jamais promis, avec sa fin de l’histoire, de paix perpétuelle mais seulement une « triste période » au cours de laquelle « l’audace, le courage, l’imagination et l’idéalisme seront remplacés par le calcul économique », bref le triomphe du libéralisme politique et économique, que Fukuyama perçoit comme inévitable. En 2018, Fukuyama admet cependant que la montée en puissance de la Chine contredit quelque peu le concept de « fin de l’histoire », puisque Pékin réussit à opposer une alternative autoritaire à un modèle libéral qui bat sérieusement de l’aile. Mais en 2022, coup de théâtre, la « fin de l’histoire » est de retour sous la plume de l’essayiste. Le coup de poker ahurissant de Vladimir Poutine et les déboires de la Russie en Ukraine ont convaincu le philosophe que, cette fois, la fin de l’histoire tient sa revanche. « Il apparaît évident qu’il existe des faiblesses majeures au cœur de régimes autoritaires en apparence solides », écrit-il dans The Atlantic, en octobre 2022. La Russie autocratique de Poutine s’est fourvoyée dans une aventure dont elle ne reviendra peut-être pas et l’ambitieuse Chine s’enfonce dans le néo-maoïsme à la sauce Xi Xinping. Tous les espoirs sont à nouveau permis : la démocratie libérale et la fin de l’histoire peuvent à nouveau triompher.
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La foi invétérée du professeur de l’université Johns-Hopkins fait penser à une histoire juive, qui raconte les déboires d’un couple de juifs allemands, en butte à toutes les persécutions du siècle, se retrouvant chaque fois devant les ruines fumantes de sa maison, à Berlin, en 1919, puis en 1923, en 1933, en 1945… À chaque fois, le mari essaie de rassurer sa femme en lui disant : « Tu verras Rebecca, un jour, tout ceci va s’arrêter. On aura enfin la paix ». À la fin, en 1992, alors que les deux malheureux sont à nouveau, abattus, sur le perron de leur maison, incendiée par des skinheads, le mari, aussi convaincu que Fukuyama, répète à nouveau son mantra. Excédée, sa femme se tourne vers lui et lui répond : « Moshe, tais-toi ! Tu nous portes la poisse ! » Peut-être qu’il faudrait dire aussi à Francis Fukuyama d’arrêter un peu avec la fin de l’histoire. Il va vraiment finir par nous porter la poisse.
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