Outre le fait qu’il ait musicalement bercé toute la Ve république depuis ses débuts en 1960, il avait aussi la force de rassembler toutes les couches populaires. L’hommage qui lui fut rendu sur les Champs-Elysées le prouve : c’est la France entière qui est venue enterrer son idole, oubliant querelles politiques ou idéologiques, fractures sociales : tout le monde était uni dans le deuil. Bien entendu, les grincheux professionnels ont essayé de faire leur beurre en agitant leurs manies habituelles, mais même eux n’ont pas réussi à gâcher la beauté solennelle du moment.
Sur les Champs-Elysées, 400 motards ont défilé autour du cercueil du Taulier. Des milliers de fans ont assisté à cet hommage romain, se sont pressés vers l’Eglise de la Madeleine ou ont suivi la retransmission. Ce qui s’est passé ce jour-là ne se reproduira sûrement jamais : jamais en France un ménestrel n’avait reçu pareil hommage. Mais Johnny Hallyday n’était pas qu’un simple chanteur : il était devenu une figure tutélaire, mythique, que l’on croyait immortelle. Même ceux qui ne l’écoutaient pas connaissent les airs les plus célèbres de son répertoire. Et quel répertoire ! 1100 chansons, dont une centaine écrites ou co-écrites par l’idole des jeunes.
On pourrait y voir un bien petit nombre, mais jamais Johnny Hallyday n’a rougi d’être un interprète. Il prêtait sa voix aux compositions et aux textes des autres avec un brio sans égal. Et à ceux qui pensent que cela n’en fait pas un artiste : un excellent interprète bien entouré est beaucoup plus précieux qu’un médiocre auteur-compositeur-interprète. La chanson française moderne nous l’a assez prouvé. Johnny Hallyday était une force de la nature : 50 albums sortis (le 51e sera publié de façon posthume, Maxim Nucci ayant la lourde tâche de le finir seul), 266 représentations données à l’Olympia, et 184 tournées.
Un chiffre important, car certaines de ces tournées ont été réalisées à perte, afin de pouvoir être présentées dans toute la France, pour que personne ne soit oublié. Car Johnny Hallyday aimait son public et donnait tout pour lui, jusqu’au bout, lorsqu’il espérait encore vaincre le cancer et remonter sur scène. « La vie des gens qui m’aimaient n’aura pas été ma vie », chantait-il dans « Une vie à l’envers ». Certes. Mais aux gens qui l’aimaient, il a tout donné jusqu’à son dernier souffle, enregistrant ses prises de voix entre deux séances de chimiothérapie.
Oui, les râleurs ont évidemment saisi l’occasion pour se placer au dessus de la mêlée : « moi, Johnny, je m’en fous », etc… La plupart du temps, ils n’ont fait que confirmer leur médiocrité. Oui, on a bien entendu le droit de se moquer éperdument de ce décès. Mais avoir besoin de l’affirmer prouve une nécessité de reconnaissance. Certains commentaires ont raillé le « deuil de la France beauf », émanant souvent de classes moyennes aisées, généralement de gauche, se vautrant dans le mépris de classe le plus abject. Oublions ces tristes sires. Johnny Hallyday laisse derrière lui une œuvre dense, riche, fournie et variée : véritable caméléon, il a su endosser tous les styles, du yé-yé des débuts au rock’n’roll, en passant par le funk moite (« Le Feu »), au rock progressif (son concept album « Hamlet », sorti en 1976 au sommet de sa carrière, dans l’indifférence générale) ou bien entendu au blues, comme sur « De l’amour », publié en 2015, introspectif, sombre et sobre.
Il fait partie de ceux qui ont introduit et popularisé le rock’n’roll en France. Il a fait découvrir Jimi Hendrix à l’Hexagone. Son apport à la culture française est hors-norme. Et à ceux qui rigolent, dans le fond, n’y voyant là qu’une icône franco-française : il était certes peu connu du public étranger, mais adoubé par les plus grands : Bono lui avait proposé une chanson (quoiqu’on pense de U2 et du personnage de Bono, il est indéniable que ce dernier est une figure), Richie Sambora lui en avait écrit deux, Tom Hanks et Lenny Kravitz étaient fans… et si l’on regarde les ventes de disques mondiales, il est devant Johnny Cash ou Bob Dylan. Le tout en ayant vendu l’essentiel de ces disques en France et dans le monde francophone occidental. Cela donne l’idée de l’ampleur du phénomène.
Il était aussi un interprète hors-pair, une véritable bête de scène qui a tout fait, du plus grandiloquent (« Le survivant », l’arrivée en hélicoptère), au simple concert de rock, accompagné de musiciens d’exception. Ceux qui l’ont vu sur scène savent à quel point, même sur la fin, il donnait le plus profond de son être. Et même sans l’avoir vu, il suffit d’écouter ou de regarder l’un des nombreux concerts enregistrés disponibles pour voir à quel point la musique l’électrisait. Sa disparition laisse un vide qui n’est pas prêt d’être comblé. Mais est-ce un mal ? Serait-il possible, de nos jours, d’accueillir un personnage aussi « larger than life » que Johnny Hallyday ? Probablement pas. Notre époque n’a plus l’envie de héros. Elle veut des copains, des gens qui lui ressemblent. Elle ne veut plus rêver.