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Le 20 juillet 1944 à 12h42, la bombe déposée dans le quartier général d’Hitler par le colonel Claus von Stauffenberg explosait sans parvenir à tuer le chancelier. Le détournement de l’opération de sécurisation du Reich Walkyrie, par des conjurés en nombre insuffisant, était dès lors voué à l’échec. Dès le 21 juillet, les acteurs les plus exposés du coup d’Etat manqué étaient fusillés par les nationaux-socialistes.
Jean-François Thull, directeur de la Cité royale de Loches, est l’auteur d’un essai court et dense sur la figure de Claus Schenk von Stauffenberg, le chevalier foudroyé (Le Polémarque, 2015). Il éclaire pour nous les motivations d’une figure toujours méconnue, plus complexe que n’a pu donner à le penser sa présentation hollywoodienne.
Votre essai sur Claus von Stauffenberg dépasse le simple récit historique. Vous évoquez son destin comme s’il faisait de longue date partie d’un « panthéon personnel », éclairant toujours l’histoire européenne.
J’ai voulu rendre justice à une figure de mon point de vue majeure du XXe siècle européen, et montrer que l’action de Stauffenberg va à l’encontre de l’idée d’une fatalité allemande, du prétendu Sonderweg. Contrairement à ce que l’on a souvent prétendu, l’Allemagne n’était pas condamnée à suivre une voie destructrice, celle de la spirale du national-socialisme. Il existait une autre Allemagne, reposant non pas sur une négation de ses élément structurants, mais s’abreuvant à ses meilleures sources. Ce qui est marquant chez Stauffenberg, c’est qu’il va puiser à toutes ces sources, dans la complexité de l’héritage culturel allemand. Il puise à la fois dans la dimension helléno-chrétienne, mais aussi impériale, et dans une certaine mesure dans une tradition prussienne de service de l’État. C’est au nom de ces héritages que Stauffenberg s’est érigé contre un système qu’il jugeait pervers. Il s’est érigé contre un système qui utilisait frauduleusement des symboles et des concepts, pour tromper et mystifier les Allemands, et finalement conduire la nation allemande à sa destruction.
La seconde idée qui sous-tend mon texte, c’est la conviction que l’époque a besoin de héros. Nous avons besoin de figures de proue qui dépassent nos individualités, nos vies dans leur caractère personnel. A contrario, j’ai le sentiment que notre époque est plutôt celle du simulacre, alors que l’on nous propose des héros qui n’en sont pas. Pour autant, un citoyen, au sens antique du terme, peut puiser dans l’imaginaire européen pour se redonner un horizon transcendant et faire remonter en lui ces figures héroïques. Il peut se relier à des personnages qui ne furent aucunement dans la posture, mais qui ont mis leur peau au bout de leurs idées.
Les conjurés du 20 juillet 1944 ont voulu dessiner une voie pour une autre Europe
Que savons-nous des objectifs des conjurés ? Le « testament » de Stauffenberg évoque bien davantage le manifeste idéaliste que le plan militaire ou le programme politique concret.
Il y a clairement une dimension de témoignage dans l’acte de Stauffenberg. Il ne l’a pas exprimé directement, mais nous disposons de sources sur d’autres membres de la conjuration. Plusieurs d’entre eux considéraient, clairement, que celle-ci était dès le départ appelée à échouer, en particulier faute de relais suffisants dans l’armée. Ils ont tenu à l’idée d’exemplarité, qui doit toujours permettre de poser des jalons pour les générations suivantes.
Plusieurs éléments viennent se superposer dans la pensée de Stauffenberg. Son testament traduit un fort patriotisme allemand, mais aussi le sentiment d’appartenir à la communauté de destin européenne, notamment par des attaches culturelles et spirituelles. A ce titre, dans sa pensée, le destin de l’Allemagne de l’époque est d’être un élément-pivot dans la remise en ordre d’une nouvelle Europe. Si les conjurés se soulèvent, c’est parce qu’ils ont en face d’eux des hommes non seulement nuisibles et destructeurs, mais aussi parce qu’ils s’opposent à toute forme de dévoiement des symboles, qui condamne durablement l’Allemagne.
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On évoque parfois l’influence de la pensée catholique pour expliquer le geste de Stauffenberg. Les textes de saint Thomas d’Aquin sur la tyrannicide, en particulier, auraient participé à préciser son projet.
Il faut revenir à la relation entre Claus von Stauffenberg et le poète Stefan George. Elle est assurément très forte, et ce dernier a très rapidement senti que l’Allemagne national-socialiste était une contradiction dans les termes : le national-socialisme se nourrissait de l’Allemagne, il était pour elle une sorte de virus. La conjuration a donc cherché à rétablir l’ordre des choses par la réactivation de l’idée de tyrannicide, avec une très forte influence de l’idéal antique tel que transmis par George.
Il est difficile de savoir quelle influence a compté le plus, mais nous sommes à la jonction de plusieurs sources, dont le christianisme. Stauffenberg a eu le sentiment, lors de sa convocation à Berchtesgaden le 7 juin 1944, d’être dans une espèce d’antichambre infernale. Dans le climat de tension qui règne au sein de la cour d’Hitler et de ses affidés, il a clairement l’impression de se trouver face à des « possédés », ce qui va le pousser à forcer le destin. C’est certainement un enseignement : il n’y a pas de fatalité dans l’Histoire, les choses ne sont jamais définitives, et l’homme reste maître de son destin.
Entre de rudes murs ou le velours soyeux / Vous êtes du signe de ceux qui opprimés – / Lors même tous – jamais ne pouvez oublier / Que vous êtes issus de la race des dieux. Stefan George, Le Septième anneau.
Vous évoquez le poète Stefan George, un temps disciple de Mallarmé. La lecture de ses œuvres, à l’exemple de son appel au Nouveau règne, confronte à une forme de « fondamentalisme esthétique » aux implications simultanément politiques et spirituelles. Cela suggère un arrière-plan pour le moins déroutant.
A chaque moment important de son parcours, Stauffenberg va se référer aux poèmes de George, qu’il a côtoyé avec son frère Berthold dans les années 1920. Il y a une volonté franche d’adéquation entre sa vie propre et l’héritage du poète qui l’accompagne jusqu’au bout, une identification. Stauffenberg est mort en invoquant « l’Allemagne secrète » devant son peloton d’exécution. On s’est souvent demandé ce que cachait cette formule, et l’on ne peut pas la comprendre en dehors d’un univers poétique qui implique l’influence du christianisme, mais tend à l’englober. La dimension chrétienne de Stauffenberg est sensible, en particulier par la façon dont il transmet la culture chrétienne à ses enfants. Cela étant, nonobstant sa pratique religieuse avérée, il puise plutôt dans l’univers antiquisant de George lorsqu’il mobilise en lui des symboles ou des images. Il est donc très difficile de rapprocher Stauffenberg d’une figure française et de notre propre tradition. Il existe un parallèle superficiel avec le résistant Honoré d’Estienne d’Orves, mais celui-ci s’inscrit dans une tradition catholique beaucoup plus affirmée et lisible. Je ne vois pas d’équivalent.
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La complexité des motivations de Stauffenberg, son fort patriotisme et sa visée spirituelle en font une figure difficile à saisir. Comment son action est-elle aujourd’hui comprise ?
L’historiographie française est longtemps restée très factuelle, développant un point de vue abrupt résumant la conjuration à une tentative de l’aristocratie allemande, et d’une part de l’élite militaire conservatrice se refusant à être engloutie dans la défaite. Plus largement, la figure de Stauffenberg s’est trouvée emportée dans le mouvement culturel et politique de l’après-guerre, qui cherche à orienter l’Allemagne vers un modèle différant à la fois de l’avant-1918, et bien sûr du régime des années 1930. Au plan institutionnel, la République fédérale allemande a intégré la figure, mais en évacuant la dimension spirituelle et la dimension « conservatrice » au meilleur sens du terme.
La commémoration annuelle qui a lieu devant le Bendlerblock, où Stauffenberg a été fusillé, est marquée par des discours très convenus. Les institutions éludent la dimension intemporelle du personnage, et le sens véritable de sa démarche. Évidemment, Stauffenberg est problématique, car sa pensée se situe à la jonction du « conservatisme » et d’une volonté de renverser le désordre établi. De mon point de vue, il y a une volonté de neutraliser le symbole : on peut difficilement aller contre, mais l’on évite d’aborder ses véritables aspirations. Sans faire d’uchronie, on peut penser que Stauffenberg n’aurait pas véritablement apprécié les principes de l’actuelle République fédérale. Son optique n’était pas de bâtir l’Allemagne du futur sur la négation de ce qui la constitue. A l’évidence, il serait allé à l’encontre du refus contemporain d’assumer une histoire millénaire.
Qu’en est-il de la mémoire familiale ? On sait que les enfants Stauffenberg furent envoyés à l’orphelinat de Bad Sachsa après l’assassinat de leur père, afin d’être adoptés sous une nouvelle identité…
La dernière fille de la famille, Konstanze, est née après la mort de son père. On lui doit une biographie de sa mère, Nina von Stauffenberg, qui retranscrit de manière très sensible la façon dont la famille a été percutée de plein fouet par ce drame. C’est l’un des exemples de la volonté de cette famille de porter cette mémoire à la fois tragique et héroïque, alors que l’État national-socialiste a clairement tenté de faire disparaître tous les porteurs du nom. Le troisième fils Stauffenberg, Franz Ludwig, m’a témoigné dans un bref échange épistolaire de la vivacité de la mémoire familiale, transmise au sein d’une fratrie, puis aux héritiers de cette fratrie. L’exemplarité persiste, et l’acte de Stauffenberg n’est pas seulement un fait passé, datant des années 1940. Il demeure un horizon possible. Face à la tyrannie, au mensonge et à l’oppression, une « révolte de la conscience » demeure envisageable. Il est toujours possible de poser un acte pour conjurer l’action des forces de dissolution.
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