Vous octroyez à la disparition de la volonté assimilatrice de la France un ancêtre relativement inattendu, Jean-Paul Sartre : en quoi a-t-il contribué à ce mouvement ?
Mon hypothèse est que Sartre est à l’origine de la dérive multiculturelle de la gauche française. Il est l’un des tout premiers à développer une critique radicale de l’assimilation et à articuler cette critique au projet d’une politique de la reconnaissance des identités. Dans des textes comme Réfexions sur la question juive ou Orphée noir ou encore dans la fameuse préface à Frantz Fanon, Sartre développe la promotion des identités victimaires. Le marxisme, au fur et à mesure qu’il se décomposait en France, a cherché à se survivre dans une forme de défense abstraite des identités opprimées, remplaçant la défense du prolétariat. Sartre est l’artisan essentiel de cette métamorphose gauchiste du marxisme. Il est à l’origine de ce que j’appelle le « transfert victimaire ».
Sartre vient faire peser le soupçon d’antisémitisme et de racisme sur ce programme assimilationniste qu’il veut renverser
À partir de la honte du sort fait aux juifs sous l’Occupation, Sartre engage une critique de la démocratie assimilationniste. C’est en effet tout le programme assimilationniste porté par la Révolution française qu’il vient inverser. On se souvient de la phrase de Clermont-Tonnerre : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation, et accorder tout aux juifs comme individus ». Cela signifie que la France reconnaît les juifs en tant que citoyens, ayant les mêmes droits et devoirs que les autres citoyens, et devant par conséquent mettre leur judaïsme au second plan. La France reconnaît des Français juifs et non des juifs français. Sartre vient faire peser le soupçon d’antisémitisme et de racisme sur ce programme assimilationniste qu’il veut renverser. La reconnaissance de l’« identité » doit primer désormais sur l’appartenance citoyenne à la nation, c’est ce qu’il appelle le « libéralisme concret » dont je montre qu’il comporte en réalité une ébauche de programme multiculturel. Ce qui est « concret » pour Sartre c’est l’identité définie par la religion, la race ou le sexe, ce qui est abstrait et aliénant, ce qui vient détruire et menacer cette identité concrète, c’est l’assimilation à la France.
Alors que la Première République se targuait d’assimiler, de gré ou de force, n’importe quel individu, quelle haine de soi a pu inverser le mouvement ?
Lorsque Napoléon et ses légistes rédigent le Code civil en 1804, ils n’ont aucun doute sur la nécessité et la possibilité de l’assimilation des étrangers. Cette bonne conscience de notre volonté et de notre capacité d’assimilation durera jusqu’à de Gaulle, même si une inquiétude commence à poindre chez celui-ci en raison du cas algérien (voir le fameux « Colombey les deux mosquées » rapporté par Peyrefte). À la Libération, les directives que donne de Gaulle à son administration sont clairement assimilationnistes.
Sartre est le fondateur de ce que j’appelle un véritable « programme de la honte », programme culpabilisateur et « antiraciste » qui trouvera des relais dans les générations suivantes
Mais l'effondrement de 40 et l'attitude des Français durant l’Occupation vont laisser des traces durables dans la psychè collective et entraîner le développement d’une honte de soi systématiquement cultivée par Sartre. Sartre est le fondateur de ce que j’appelle un véritable « programme de la honte », programme culpabilisateur et « antiraciste » qui trouvera des relais dans les générations suivantes: chez les soixante-huitards, chez les penseurs de la déconstruction, chez les philosophes médiatiques comme BHL, dans le mouvement de SOS Racisme, etc. Programme qu’on retrouve aujourd’hui chez nos « indigènes de la République », nos décoloniaux, nos féministes et autres chantres de la « diversité ». On sous-estime trop souvent la profondeur historique et la force d’ancrage de ce « programme de la honte » qui nourrit tout le clergé de la mauvaise conscience de gauche.
L’assimilation à la française est-elle aussi particulière dans le monde qu’on a tendance à l'affirmer ou a-t-elle des équivalents ?
Toute société humaine fonctionne par assimilation car l’homme est un animal social et politique, qui a besoin d’assimiler des modèles communs par action imitative pour se construire, à commencer par la langue. Assimiler et s’assimiler, ce n’est rien d’autre que faire l’effort de se rendre suffisamment similaires et semblables pour pouvoir « agir ensemble », qualité d’un peuple politique, et non simplement « vivre ensemble », comme une simple collection d’individus qui n’ont rien en commun. L’assimilation n’est donc pas spécifique à la France, elle est un phénomène anthropologique et politique fondamental. C’est d’ailleurs pourquoi il faut cesser d’en avoir honte. Maintenant, ce qui spécifie l’assimilation d’une société à une autre, ce ne sont pas tant les canaux par lesquels elle passe, en tant qu’action imitative (famille, école, religion, travail, culture), que la cohérence des modèles qu’elle vise, cohérence qui est celle d’une nation et d’une civilisation. La particularité de l’assimilation française ce n’est pas l’assimilation, c’est la France…
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Finalement, quelles sont les raisons qui devraient nous faire préférer l’assimilation à l’intégration?
Ce qui est particulièrement français, malheureusement, ce n’est pas tant l’assimilation que son oubli et son recouvrement par la notion d’« intégration ». L’assimilation est un processus d’abord social puis proprement politique : on s’assimile par les mœurs puis par la loi. Je distingue en ce sens l’assimilation de la simple intégration. Nous avons cru que nous pouvions intégrer par la loi sans assimiler par les mœurs. Nous avons séparé la sphère privée des mœurs de la sphère publique de la loi. Nous avons demandé aux immigrés de respecter la loi en contrepartie de quoi nous respecterions leurs mœurs. Cet idéal d’intégration républicaine est abstrait et ne pouvait fonctionner, car la loi est préparée par les mœurs, et est davantage le reflet de celles-ci que le seul principe de leur formation. Au lieu d’assumer d’assimiler à la France, on a voulu intégrer aux « valeurs de la République ». Mais que sont ces valeurs? Le pur relativisme en matière de mœurs, la reconnaissance de l’« identité de chacun », le multiculturalisme qui est en réalité un nihilisme[...]
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