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Cher Clément,
Nous aurions dû nous rencontrer car « rien n’échappe à la nécessité d’être quelque chose, quelque part, et d’une certaine façon ». Nous n’aurions rien eu à nous dire, car qu’avons-nous fondamentalement à dire aux gens ? Mais je sais, je sens, que nous nous serions compris. Le temps aurait passé plus vite. Nous aurions passé nos nuits d’insomnie, moi en col rond, vous en chemise à carreaux, enveloppés dans une musique de bordel.
Au lieu de ça, je vous ai lu. Et votre mort ressemblait un peu moins à celle d’un inconnu. Quand je suis rentrée chez moi pour les fêtes de Pâques, j’ai trouvé dans ce qu’il me reste d’une chambre de jeune fille, un livre, La philosophie française en questions. Entretiens avec André-Comte Sponville, Marcel Conche, Luc Ferry, Gilles Lipovetsky, Michel Onfray, Clément Rosset, le livre était presque terminé, ne restait plus que le dernier entretien à lire. Le hasard a parfois ceci d’heureux, il rassemble ceux qui vivent la logique du pire. Nous savons tous les deux qu’une vie merveilleuse est horrible, nous sommes autant moraux que pures crapules. On aurait repris quelque chose au bar – une vidéo de Roland Jaccard m’apprend que vous aimez le punch, qu’il vous arrive de faire des imitations et que vous osez dire que votre cul est gelé – en riant pour lutter contre les dégâts occasionnés. Ce rire nous aurait protégés de tout. Nous aurions été surpuissants. Vous aimez les citations autant que moi, et cet avant-dernier aphorisme tiré du 3e livre du Gai Savoir de Nietzsche, résume beaucoup de nos façons de penser : « Qu’est-il de plus humain ? Épargner la honte à quelqu’un ».
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Nous avons quand même à faire avec le sauvetage, et une absence totale de condamnation. Le réel étant totalement insignifiant et friable, seule une joie présente peut nous délivrer quelque temps. Chaque instant par son unicité doit être une manière de jubiler, profiter de la circonstance Dans ce tout d’apparences, il n’y a de vraie nature nulle part – un pense-bête qui permet l’indulgence, mais pas naïve ou lâche, non une indulgence de première grandeur. Je vous aurais certainement parlé de la longueur de votre barbe, de ce côté paysan tout droit sorti de la France de Depardon.
Vous savez que le désir est ailleurs. Que c’est même le propre du désir. Et dans ce cas il n’y a pas de solution
Dans l’Anti-Nature vous disiez que « rien n’est invincible comme ce qui n’existe pas ». Nous vivons pour la mort, il s’agit d’assumer. Pourquoi vouloir absolument regarder ailleurs, préférer l’invisible et se bercer d’illusions? « Le monde ne souffre pas de devoir finir, il souffre de ne pas avoir commencé, de ne pas avoir encore eu lieu ». On sait que vous êtes un romantique, un dandy, un pessimiste chic qui trouve du sex-appeal à Poutine. Vous savez que le désir est ailleurs. Que c’est même le propre du désir. Et dans ce cas il n’y a pas de solution. Nous sommes piégés. L’attrayant est toujours absolument absent – et nous nous retrouvons donc éternellement sur nous.
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Mais en définitive, seule compte cette tension avec l’objet. L’aimé ne sera que matière à discours. Tout est faux. Tout est fluctuant. Nietzsche reviendra dans la conversation : « Le christianisme a donné du poison à boire à Éros. Il n’est pas mort, mais il est devenu un vice. » Le réel a toujours raison et le soir tombera. La lumière sera plus douce. L’aléatoire nous fera nous sentir proches. On dira oui – jusqu’à la cruauté. Prêt à l’allégresse et à l’incongru. Vous serez un peu stupéfait ou alors emprunt d’un grand désarroi. On fera de ce pire quelque chose de jubilatoire. Cela ne dépassera peut-être pas la soirée. Nos raisons de vivre auront été ces rapprochements inattendus, qui arrivent à faire que deux êtres entrent – parfois pour un temps très court – en convergence. Nous n’avions pas d’autres certitude que de s’en remettre à la vie. Nous n’avons rien fait par devoir, nous avons assumé nos manques et nos fêlures. On fait parfois juste semblant de désespérer alors qu’on espère toujours. On s’en foutait de compenser. On aura tellement bu qu’on verra qu’il y a une rose et qu’elle est sans pourquoi.
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