Augustin Frison-Roche offre aux visiteurs qui ont la chance de pouvoir découvrir son exposition aux Bernardins des aperçus puissants sur les épiphanies qui scandent la liturgie de janvier. Ces trouées de lumière surnaturelle viennent compenser le ciel mort du plein hiver. Et puis, manifester le divin au sein-même des jours courants, c’est bien là la mission de l’artiste, comme le jeu de Dieu, cet artiste absolu. Lors des noces de Cana, Jésus Christ inaugure sa vie publique, révélant sa nature divine par un premier miracle. Toujours, dans le registre sacré, la première phrase contient la totalité. Cette transmutation de l’eau en vin résume le programme entier du Salut. Le Christ n’est pas seulement venu nous offrir la vie éternelle comme une prolongation infinie de la vie biologique, cette vie animale dont l’eau est le symbole puisque c’est cet élément qui l’a rendue possible ; non, le Christ est venu nous proposer de vivre toujours, mais pas dans n’importe quelles conditions : il est venu nous proposer de vivre ivre. Ce n’est pas une vie minimale, tiède, circulant pour elle-même qu’Il nous propose, mais une vie brûlante, chargée d’éthanol divin, radicalement amoureuse, absolument poétique. Inutile de me demander ce que je pense du « Dry January ».
L’artiste est celui qui anticipe cette ivresse future
L’artiste est celui qui anticipe cette ivresse future. Pour cela, il distille la réalité apparente, il en fait suer le sang, puis il peint avec ce sang de grands symboles universels, sur sa face ou sur les murs, sur l’air ou sur les pages. La vie en sort élargie, incendiée, tournoyante, déployée sur plusieurs plans. Quand l’arrière-plan divin, éternel, transpire au détour d’une minute sacrée, c’est toute la configuration de l’existence qui s’en trouve bouleversée. Certains n’ont visiblement jamais connu pareille expérience, c’est dommage, elle sort de l’ornière matérialiste où l’on voudrait nous faire crever. Elle donne le sens du destin, des hiérarchies et des priorités. D’où la superposition des plans, des motifs, des matières, dans les tableaux de Frison-Roche et la sensation de platitude que donne, au contraire, l’essentiel de la production actuelle.
Pour se donner l’impression du relief, le petit faiseur post-humaniste n’a souvent pas d’autre choix que de faire d’une vie singulière l’arrière-plan d’un discours sociologique. On ne creuse pas l’expérience intime vers des révélations universelles mais on fait précisément l’inverse : on aplatit l’expérience intime pour la faire entrer dans la case d’une grille de lecture marxiste (et quand ça ne rentre pas, comme Philippe Vilain, on parle de « trajectoire improbable » : malin). Le denier homme, ensuite, cligne de l’œil et prétend avoir inventé le relief. La bonne blague. Mais nulle ivresse supérieure ici, juste un enfumage théorique pour conférer un semblant d’arôme à des vies diluées dans le fleuve idiot des générations successives.
Lire aussi : Éditorial culture de Romaric Sangars : 2025, à la hussarde
David Lynch, qui nous a abandonnés ce mois-ci pour l’hors-champ définitif, distillait également, lui, un art de qualité supérieure. Lui aussi juxtaposait les plans, même si c’était selon la logique narrative, temporelle, du cinéma. Il avait l’intuition de l’invisible, mais essentiellement du point de vue démoniaque. David suspectait Satan partout, c’était son côté puritain, bien plus prégnant dans son œuvre, finalement, que l’influence de la méditation transcendantale. Le feu invisible qu’il évoquait n’était pas celui de l’Esprit, mais celui de Lucifer, et il marchait avec les damnés qui hantaient son œuvre. La plupart de ses films relèvent de la démonologie et sont pertinents dans cet ordre. Le plan du réel immédiat bascule sans arrêt vers un autre plan où les trames se décident selon des logiques différentes et généralement destructrices. On assiste à des épiphanies noires. Mais si Lynch distilla le poison plutôt que l’alcool, en éduquant notre palais, il nous prépara à l’alcool.
Justement, il est 18 h, il y a pot. Alors désolé de devoir vous quitter ainsi, mais des nécessités supérieures me requièrent et puis il s’agirait que je sois cohérent avec mon propos. Nous avons changé de locaux, voyez-vous, mais les rituels restent. Alors bonne lecture chères lectrices, en espérant vous assoiffer encore, chers lecteurs, de liqueurs terribles, et surtout : à la vôtre !
Cliquez ici pour vous procurer le numéro 83 ou vous abonner à L’Incorrect.
