Si les héros ont été détrônés par les victimes, les grands salauds, eux aussi, n’ont plus le vent en poupe. C’est du moins ce qu’affirment des universitaires et des psychanalystes dans l’article d’un grand quotidien espagnol passé outre-Pyrénées grâce au Courrier international, que je ne feuillette pas, d’ordinaire, et quand j’appris cette nouvelle non plus, d’ailleurs, elle se révéla à moi par la magie des algorithmes, tandis que je faisais défiler des anecdotes sur l’écran de mon téléphone pour trouver une contenance. Autrefois, j’aurais simplement allumé une cigarette en levant les yeux au ciel, mais une pneumonie m’a privé de mon meilleur vice. C’est ainsi que je fus donc alerté du risque de disparition des « antagonistes classiques » au sein des films d’animation Disney, alors que je tentais de détourner mon attention du connard dont la logorrhée m’offusquait dans la file d’attente où je patientais. Comme quoi la représentation du réel est toujours plus défaillante et la mimesis en crise.
Au lieu de se préparer au terrible combat qu’est toute vie véritablement vécue, il sera conditionné à se plaindre, au cas où on lui nuise, d’une erreur-système en geignant devant un représentant de l’État.
Je vous épargne les exemples précis, mais en somme, les derniers méchants mis en scène par le divertisseur américain n’apparaissent plus directement ou sont moralement justifiés par une histoire personnelle difficile, le mal se désincarnant peu à peu pour s’évaporer dans un système général et flou. Le méchant n’assume plus le mal, il en est un simple symptôme. Et l’idéologie progressiste achève de nier le péché originel. J’en étais là, profitant des terrasses ressuscitées par le printemps pour y dilater mes méditations au soleil, quand un atroce bambin d’origine germanique, dont les parents battaient en brèche nos préjugés sur la discipline prussienne, me rappela par l’intensité de son caprice de quelle imperfection nous tentons de nous extraire. Cette édulcoration des contes n’aidera pas ce gamin à croître, pensais-je donc, à croître moralement en tout cas. Au lieu de se préparer au terrible combat qu’est toute vie véritablement vécue, il sera conditionné à se plaindre, au cas où on lui nuise, d’une erreur-système en geignant devant un représentant de l’État. Mettons qu’un terroriste mahométan lui décharge plus tard une rafale dans les cuisses, et il ira se plaindre du racisme systémique qui aura fabriqué un meurtrier-malgré-lui au lieu de se défendre. Bon, c’est vrai que c’est déjà le cas, admis-je en me levant de table non sans dérober son goûter au marmot afin de lui enseigner la frustration.
Le roman est né avec la théologie du libre-arbitre. Pour qu’il y ait une intrigue et du suspens, il faut un personnage libre, qui pourrait agir autrement, et dont les actes une fois posés ont des conséquences lourdes. C’est ainsi que la vie est devenue excitante au XIIe siècle. Dans cette optique, l’antagoniste était le contraire du héros, non pas une pure incarnation du mal mais un être qui, comme Satan, avait librement choisi de s’opposer, aliéné à son propre orgueil. L’intelligence de l’antagoniste, sa beauté, sa force, tout ce dévoiement de puissances lui conférait éventuellement un relief tragique. Le héros, quant à lui, était stimulé par l’antagoniste, et il devait lui opposer un choix plus total, plus risqué, plus libre. Supprimer les antagonistes est bien pratique, cela rend le héros et le combat dispensables. Il n’y a plus que des victimes et un grand système à améliorer par les victimes positives, une fois ses défauts mis en valeur par les victimes négatives. Voilà donc comment nous sommes passés d’une ère héroïque à une ère victimaire et de la lutte de protagonistes libres à l’ingénierie générale des esclaves. Puisque si nous sommes tous victimes, que ce soit sur un mode positif ou négatif, c’est que nous sommes tous manipulés, asservis par un système seul souverain ; puisque si nous sommes tous victimes, c’est que nous sommes tous esclaves. Et je considérais d’un œil suspicieux la foule délivrée par le printemps.
Avec une telle métaphysique, il n’est pas étonnant que les sociologues se substituent aux artistes puisqu’il s’agit moins d’expliquer le monde par les ambiguïtés du cœur de l’homme que par le contexte et les mœurs. Alors les sous-écrivains, souvent des sous-écrivaines aujourd’hui, deviennent les simples traducteurs des sociologues. Déjà que la quête identitaire avait été résumée à un catalogue Ikéa, voilà que les choix, les paris et les risques ne sont plus que des options factices décidées par l’atmosphère. Fermez le ban, il n’y a plus d’intrigue ! Et alors que je dressais ce constat d’un air mélancolique me parvinrent des bribes d’une conversation : un jeune couple d’étudiants, attelé à un MacBook à la table d’à côté, s’entretenait au sujet d’un travail commun ayant trait à Hugo et Zola. « On peut dire, asséna soudain le garçon, que ces écrivains dénoncent le patriarcat ! » Sa copine fit des yeux ronds puis sembla acquiescer.
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Aussi progressistes qu’ils fussent, il me semble que selon les normes contemporaines, Hugo comme Zola seraient aujourd’hui jugés comme farouchement patriarcaux. Mais on y était, toutes les intrigues du monde, de la guerre de Troie jusqu’à #MeToo en passant par Hamlet, n’étaient plus que l’expression détournée de l’oppression extérieure et « systémique » du patriarcat. Je fixais sur ce couple un regard dont la pitié était teintée d’écœurement. Aucune aventure pour eux. Aucun monde ne s’ouvrait à leur jeunesse. Aucun risque, aucun danger, aucun amour pur. Je me mis alors à rêver de la survenue d’un authentique salaud, appelons-le Christine (mon salaud est non-binaire), et ce salaud aurait plaqué le canon de son revolver sur le front de ce navrant étudiant en lui postillonnant à la gueule : « C’est le patriarcat qui a un flingue à la main et qui va te buter, morveux, ou c’est Christine, librement, parce qu’elle l’a décidé, et parce que percer des crânes lui détend les nerfs ? » Dans mon fantasme, bien que brutale dans son approche, Christine m’apparut comme une personne pourtant amusante et sympathique. Mais quant à moi, qui suis tout de même un être délicat, je ne pus me résoudre à ces méthodes et me contentai d’emprunter une Camel à mon voisin de gauche.
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