Ce qui aura caractérisé les romanciers primés de la rentrée 2024, c’est l’éloignement de leurs livres d’avec les préoccupations françaises. Kamel Daoud (Goncourt) s’attaque courageusement (mais confusément) à l’Algérie de la décennie noire ; Gaël Faye (Renaudot) évoque son Rwanda natal déchiré par la guerre civile ; Julia Deck (Médicis) nous renvoie à l’Angleterre dont est originaire sa mère et Miguel Bonnefoy (Femina et Académie française) au Venezuela de ses ancêtres. En soi, pourquoi pas ? On a suffisamment reproché aux romanciers des années 2000 leur parisianisme égocentré, la littérature sert aussi à élargir le monde et le français est une langue internationale. On y croit deux secondes. Et puis on se dit que cette sélection, par son systématisme, révèle trop clairement les angles morts. Des injonctions occultes ont servi de premier filtre : ne pas primer de mâle indigène ; ne pas toucher aux thèmes vraiment clivants et donc ne braquer aucun faisceau sur le cœur dévasté du pays.
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Pourtant, il y a de quoi faire, et certains le font, d’ailleurs. Dans Maintenant que l’hiver, paru au début de l’année, Olivier Sebban exposait, dans une prospective poétique et cruelle, très exactement ce cœur dévasté. Un hiver éternel s’installait dans un pays fracturé et le héros dérivait autour d’une cathédrale en ruines. Cette géographie symbolique éloquente, c’était bien la nôtre. À revers du réchauffement climatique, progresse un gel des âmes tandis que tout se dissocie. Les groupes humains s’éloignent les uns des autres, partout se dressent de nouveaux murs culturels et mentaux. Les néo-cathares, qui prétendent déconstruire la Création tout entière impure, se livrent à un nominalisme acharné en fonction duquel les mots se dissocient des choses, après quoi toute bouche non rééduquée devient suspecte et la moindre conversation de bistrot un complot réactionnaire.
Les fractures générationnelles s’amplifient et, comme au sein de Babel, les nations modernes, globalisées, implosent, plus personne n’y parlant la même langue. Soit parce qu’on ne parle pas effectivement la même langue dans une époque qui autorise, par la technique, que chacun conserve et cultive son propre paysage culturel indépendamment du lieu habité. Soit parce que la même langue n’obéit pourtant plus à la même grammaire symbolique selon ses locuteurs. Ainsi les boomers hédonistes et libertaires tancés par les millenials puritains et autoritaires tandis que la génération intermédiaire aura été globalement étouffée comme le rappellent avec un brio féroce Les Mauvais Fils que se revendiquent être Bruno Lafourcade et Patrice Jean dans leur correspondance publiée ce mois-ci. Les hommes et les femmes se dissocient de leurs ancêtres comme de leurs corps ou des mœurs courantes désormais jugées criminelles, tout cela pour que chacun, à la fin, aille se barricader dans son propre safe space. L’étroit bunker molletonné à quoi aura abouti tout ce prétendu processus d’émancipation laisse tout de même songeur.
Les bâtisseurs ont achevé la reconstruction du monument physique, mais nous avons à peine commencé de refaire le monument spirituel
Voici donc des thèmes pour l’écrivain contemporain, des circonstances à éclairer au moyen de langues pénétrantes. Et au centre de ce monde où la dissociation s’accélère, entre les mots et les choses, entre les êtres et le monde, entre les êtres et au sein des êtres eux-mêmes, au cœur de cette fissuration générale, donc, il y avait bien une cathédrale en ruines, consumée, une cathédrale qui aura été restaurée dans sa beauté matérielle, mais que nous n’avons pas restaurée encore en tant que cœur pulsant, en tant que machine civilisationnelle. Et cela aussi, c’est une mission pour les écrivains d’aujourd’hui (surtout s’ils n’ont aucun viol à raconter). Car dans cette cathédrale nationale, l’Esprit se faisait chair, Dieu homme, l’absolu accessible, et la communion transcendantale œuvrait contre toutes les forces entropiques. Ce cœur nucléaire produisait une autre chaîne de réactions selon laquelle les hommes se rassemblaient, rapprochés par leur finalité commune ; selon laquelle ils unifiaient leur personne et leur destinée et trouvaient les moyens de déployer celle-ci par tous les recours de l’art sacré, lequel art résonnait ensuite dans mille échos profanes.
Les bâtisseurs ont achevé la reconstruction du monument physique, mais nous avons à peine commencé de refaire le monument spirituel. C’est ce genre de projet que l’on peut qualifier de sérieux, artistiquement parlant, quand on hérite de la tradition française. C’est pourquoi nous agirons dans les angles morts ; c’est pourquoi nous vouerons notre vie à rebâtir Notre-Dame. Les bâtisseurs ont achevé la reconstruction du monument physique, mais nous avons à peine commencé de refaire le monument spirituel.
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