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Emmanuelle Hénin : « Le post-libéralisme, une réponse à la crise de la démocratie ? »

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Publié le

6 novembre 2025

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TRIBUNE. Professeur de littérature comparée à Sorbonne Université, Emmanuelle Hénin a lu le nouvel ouvrage d’Adrian Pabst, « Penser l’ère post-libérale », et s’interroge avec lui : le post-libéralisme peut-il être une réponse pertinente à la crise de la démocratie ?
© Benjamin de Diesbach

Qu’y a-t-il de commun entre toutes les crises auxquelles notre pays est confronté : désindustrialisation, dette insoutenable assortie d’une fiscalité galopante, immigration incontrôlable et records de criminalité, asphyxie bureaucratique de l’État aux 400 000 normes, discrédit de la justice ? Comment expliquer les paradoxes d’un État ultra-dépensier mais incapable de maintenir à flot les services publics, omniprésent mais souvent impuissant ? Un État qui donne un milliard d’euros par an aux associations luttant contre sa politique migratoire, qui n’apprend plus à lire ni à compter à nos enfants, mais considère comme une priorité de leur enseigner qu’ils sont peut-être nés dans le mauvais corps ?

Loin d’être conjoncturelle, cette crise tient aux fondements philosophiques du libéralisme, qui considère la société comme un agrégat d’individus sans liens naturels

Et si tous ces phénomènes étaient le fait d’une seule et même crise, celle du libéralisme ? Telle est l’hypothèse d’Adrian Pabst, professeur à l’université du Kent, qui publie ces jours-ci Penser l’ère post-libérale. Loin d’être conjoncturelle, cette crise tient aux fondements philosophiques du libéralisme, qui considère la société comme un agrégat d’individus sans liens naturels, définis par la liberté de se construire eux-mêmes en s’arrachant à toute détermination naturelle et historique. Une société ne peut pas indéfiniment privilégier la liberté individuelle et les droits subjectifs au détriment du bien commun. En effet, le « libre marché » n’a rien de naturel et, livré à lui-même, ne pourrait subsister, comme l’a montré la crise de 2008, où les États ont renfloué les banques aux dépens des particuliers. L’hégémonie du libéralisme dévoile ses « racines antidémocratiques voire antipolitiques » en requérant la croissance exponentielle d’une bureaucratie et d’une technocratie qui infantilisent les citoyens et étouffent la créativité. Ces dérives rapprochent nos sociétés des régimes autoritaires, comme en témoignent les nouvelles formes de contrôle social (du capitalisme de surveillance des GAFAM au projet d’« identité numérique européenne »). En Occident comme en Orient, le nombre de milliardaires augmente à mesure que les classes moyennes s’appauvrissent ; le pouvoir se concentre aux mains d’une « classe managériale » mondialisée qui évite les impôts et s’investit de moins en moins dans la vie commune. Chacune de ces deux visions prétend être du bon côté de l’Histoire, mais toutes deux nourrissent une crise de la finalité et du sens. En étendant indéfiniment le domaine du marché, y compris au corps humain et à la vie (par les lois autorisant l’euthanasie et la GPA dans de nombreux pays), l’État libéral contribue à déliter les liens sociaux et civiques et finit par porter atteinte à la dignité humaine.

Même quand ils sont conscients de la faillite du modèle libéral, les gouvernants occidentaux n’imaginent pas d’en sortir, soit qu’ils le considèrent comme le seul possible, soit qu’ils imaginent pouvoir le réformer. À l’inverse, le courant post-libéral met en cause le fondement rationaliste, positiviste et individualiste de cette idéologie. S’appuyant sur les philosophes non-conformistes des années 1930, tels Emmanuel Mounier, Gustave Thibon et Simone Weil, il tente de renouer avec l’éthique de la vertu, d’inspiration chrétienne et aristotélicienne, en s’inspirant notamment de la doctrine sociale de l’Église. Il promeut trois principes : la dignité de la personne et du travail, le primat de la solidarité vécue sur l’autonomie individuelle et l’équilibre entre droits individuels et devoirs mutuels. Cette pensée est personnaliste, solidariste et mutualiste : la société est une réalité relationnelle, faite d’échanges de dons. Le post-libéralisme promeut une société de liens et de partage fondée sur les solidarités naturelles. Le sentiment d’appartenance à une communauté, à une histoire et à une lignée intergénérationnelle est plus important que les liens formels du droit ou du commerce. Pour Thibon, l’être humain baigne dans un ensemble de réalités qui le dépassent et le nourrissent, et l’enracinement le prémunit de sombrer dans une abstraction mortifère. Face aux ravages du libéralisme, d’autres modèles sont possibles, ancrés dans une « économie de la réciprocité » ou « de la mutualité ».

Lire aussi : Emmanuelle Hénin : « L’ignorantisme et le wokisme se nourrissent en un cercle vicieux »

Cette réflexion est développée en Grande-Bretagne par Maurice Glasman, membre de la chambre des Lords, qui a fondé en 2009 le Blue Labour pour réhabiliter la valeur de la personne et du travail. Pabst détaille les propositions concrètes du Blue Labour pour œuvrer à une plus grande justice économique et reconstruire le tissu social, en dynamisant les territoires et en limitant le rôle de l’État aux grands enjeux stratégiques (défense, énergie, réindustrialisation). Il s’agit de responsabiliser tous les citoyens en pratiquant la subsidiarité à tous les niveaux, en renouvelant les méthodes de gouvernance des entreprises et en restaurant la responsabilité de la haute fonction publique, enfin en cherchant un meilleur équilibre des pouvoirs. Pour recoudre le tissu de la société, il souhaite promouvoir la mixité sociale, notamment dans les grandes écoles, reconnecter les élites aux peuples et leur inculquer un esprit civique, l’idée que tout pouvoir implique le souci des autres. Ce ré-enracinement implique un contrôle de l’immigration, respectueux de la protection des droits de l’homme : Pabst propose de réformer l’article 8 de la CEDH sur la protection du droit à une vie familiale et privée, abusivement invoqué par les migrants illégaux ou criminels pour demander l’asile. Hostile à l’assistanat, le post-libéralisme entend valoriser les talents et la contribution de chacun à la société, la « performance honorable » d’Orwell, et respecter la dignité de chaque personne. L’enjeu est civilisationnel, comme l’a bien vu Houellebecq : « Nous refusons l’idéologie libérale parce qu’elle est incapable de fournir un sens, une voie à la réconciliation de l’individu avec son semblable dans une communauté qu’on pourrait qualifier d’humaine ».

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