La plus navrante conséquence de l’emprise des réseaux sociaux sur les cerveaux, c’est sans doute l’avènement de ce néo-puritanisme simplet, qui n’est pas tant le fruit d’un système moral soigneusement bâti que la somme des réactions épidermiques, des stimuli compassionnels et des jappements revanchards soigneusement entretenus par les médias de masse. On parlait volontiers de « réacosphère » en évoquant l’entregent des droitards sur Internet, on pourrait désormais parler de la « réactosphère » pour évoquer les moralisateurs fébriles de Twitter – et qu’on retrouve d’ailleurs à gauche comme à droite : une vraie moraline intersectionnelle, pour une fois. Une petite morale en kit pour gens pressés donc, qui les dispense de penser et qui nous pousse à rappeler des vérités qui relèvent à notre sens du lieu commun : premièrement, l’art et la morale sont deux lignes parallèles qui ne se croisent que dans l’infini, et, deuxio, les artistes (et à fortiori les génies) sont rarement des modèles de licéité. Nous parlons bien ici de cette “morale” de réaction, telle qu’elle se pratique sur les réseaux comme un duel de sophistes – pas de la morale au sens noble, c’est à dire religieux et métaphysique, qui est une instance de la vérité et que l’art doit évidemment servir – par essence.
Voilà donc la grande révélation du moment, que tout le monde fait semblant de gober en ouvrant des yeux ronds : les artistes sont de mauvais garçons ! Et oui, ma bonne dame. On peut même aller plus loin : un artiste, par définition, est un handicapé mental, car son humanité ne lui suffit pas. Pour se sentir exister, il doit se poser des prothèses, qui seront son œuvre, sa pensée, ses paroles… Un artiste ne naît pas fini : c’est ce qui le rend fragile, tragique, dérangeant, licencieux, et sans doute davantage ouvert aux courants d’air de la folie qu’un quidam ravi du réel. Non seulement l’art vous conduit souvent à manquer d’empathie, à désirer plus que de raison, mais en plus la célébrité et le pouvoir entérinent cette malédiction. Voilà la simple vérité à rappeler. Oui, nos artistes sont des puissants qui cherchent toujours à faire battre plus fort le cœur révélateur de leur candeur oubliée, à ranimer le spectre de leur innocence… Oui, les artistes sont des salauds, des dominateurs, des nuisibles, des égoïstes, des sodomites, des toxicomanes… pire, les hérauts de la domination patriarcale la plus crasse, pour reprendre la phraséologie féministe consacrée. Vous l’avez oublié ? Vous ne le saviez pas ? Victor Hugo ne déménageait jamais sans emmener sans ses valises sa maîtresse officielle, Juliette Drouet… Baudelaire promettait monts et merveilles à 1000 catins entrevues dans les bordels, qu’il oubliait le matin même (le même Baudelaire qui rappelait délicieusement : « J’ai toujours été étonné qu’on laissât les femmes entrer dans les églises. Quelle conversation peuvent-elles tenir avec Dieu ? »).
Quant à la droite qui ajoute sa voix aux pleurnicheries des féministes, il serait temps qu’elle se cultive un minimum si elle espère gagner le combat culturel.
Plus opaque, Marcel Proust se pignolait en ordonnant à son majordome de torturer des rats devant lui avec de longues épingles à chapeau (vous n’aviez pas envie de le savoir, tant pis). D’ailleurs, on notera que l’indignation moderne se tourne toujours contre les fâcheux hétérosexuels, rarement contre nos génies à vapeur, mais c’est une autre histoire. Si l’on condamne la coprolalie de Gérard Depardieu en Corée du Nord, si l’on condamne Serge Gainsbourg pour sa passion affichée des lolitas, alors on condamne à peu près tout le monde depuis la Grèce antique. En oubliant que là où la moraline est relative, le génie est incompressible. Il est toujours plus facile de s’arrêter à quelques anecdotes pour se dispenser de lire leurs livres ou d’écouter leurs chansons. Les pétitionnaires qui s’insurgent contre le métro Gainsbourg devraient prêter une oreille à l’ « Histoire de Mélody Nelson » pour comprendre que son œuvre ne s’arrête pas aux quelques provocations de « Lemon Incest », notamment de son clip franchement douteux, mais qu’on pourrait parfaitement, aussi interpréter comme une utilisation de la provocation la plus équivoque pour révéler une grande vérité morale : la supériorité de l’amour filiale sur tout amour physique. Evidemment qu’en tant que père, on ne mettrait jamais notre fille en scène de cette manière mais il faut le dire, en tant que père, nous rêverions tous d’écrire cette sublime déclaration d’amour d’un père à sa fille :
« L’amour que nous ne ferons jamais ensemble
Est le plus beau le plus violent
Le plus pur le plus enivrant
Exquise esquisse
Délicieuse enfant
Ma chair et mon sang
Oh mon bébé mon âme »
Et que non, Gérard Depardieu, acteur fétiche de Pialat, interprète du héros bernanosien, n’est en aucun cas le symbole de la génération soixante-huitarde – un film comme « Les Valseuses » dénonçant précisant la vacuité morale et intellectuelle de cette décennie. Bien sûr, on ne défend pas une seule seconde les propos dégueulasses tenus par l’acteur pendant son échappée en Corée du Nord. On rappelle seulement que « canceller » toute sa filmographie sur la base de ces quelques minutes de plans volés, et alors qu’aucune affaire le concernant n’a encore été jugée, c’est tout simplement aller contre la présomption d’innocence. Tout en s’achetant au passage une légitimité #MeToo à peu de frais… Quant à la droite qui ajoute sa voix aux pleurnicheries des féministes, il serait temps qu’elle se cultive un minimum si elle espère gagner le combat culturel.
Il faudrait comprendre, en fait, que le génie d’un artiste s’inscrit dans un plan plus vaste, dans lequel ses éléments biographiques font souvent grise mine. Que sont les mains au cul de Depardieu face à sa filmographie ? Que sont quelques cadavres de rats face à la Recherche du temps perdu ? Que sont les réactions indignées face à l’œuvre de Gainsbourg, immense et toujours aussi avant-gardiste près de 30 ans après sa mort ? Honnêtement, pas grand-chose. Laissons à la seule morale qui compte – celle du Christ – le soin de juger, au regard de l’éternité, si l’empreinte des géants peut se dissoudre dans les pattes de mouche de leurs passions délinquantes.