Il est entendu qu’il faut finir son assiette. On finit pour honorer celui qui a rempli l’assiette (quand il s’agit d’un parent miséricordieux, il diminue la proportion de gratin de poisson et augmente celle des frites), on finit parce qu’il ne faut pas gâcher. Perce là une légère perversion : au nom du refus du gâchis, n’introduit-on pas une notion de valeur financière du contenu de l’assiette au détriment de sa valeur d’usage et de sa valeur affective ? Finit-on l’assiette parce qu’on connaît le prix au kilo de la côte de bœuf ou pour ne pas désoler cette tante qui s’évertue à gaver ses invités car l’abondance est le signe de l’affection ? Ma tante Jacqueline nous recevait avec de fastueux plateaux de petits fours sucrés. Mon père, d’un regard impérieux, nous indiquait qu’il fallait aussi déguster les choux à la crème recouverts d’un écœurant glaçage rose ou vert. La politesse (la civilisation, donc) exigeait que le plateau fût presque vide ; presque mais pas totalement car de même que l’assiette doit être vide, le plat ne doit pas être vidé, (sauf dans le joyeux élan d’une gourmandise enthousiaste qui réjouit le cœur de la maîtresse de maison). C’est à ce genre de subtilités qu’on reconnaît l’antiquité et la solidité des mœurs d’une nation. Quant aux deux choux qui se battaient en duel dans la porcelaine, tante Jacqueline nous obligeait à les remporter, version ménagère du doggy bag. […]
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