La gémellité que vous discernez entre Mustapha Kemal Atatürk et Recep Tayyip Erdogan va à l’encontre de la vision dominante. En quoi forment-ils, selon vous, les deux faces d’un même projet ?
Quoi de plus sensé, à première vue, que d’opposer le militaire au militant, le révolutionnaire au réactionnaire, l’irréligieux à l’islamiste, le partisan de l’Europe au partisan de l’Oumma ? Ce cliché conforte notre manichéisme qui, lui-même, nous rassure sur nos aveuglements. Nous aimerions qu’il y ait deux Turquie, l’une bonne et l’autre mauvaise. Mais il n’est qu’une seule et même Turquie qui, au cours de son bref siècle d’existence, aura tenté tous les extrêmes afin de combler son vide fondateur. La nation qui, en 1923, a été arrachée par les armes à l’agonie de l’Empire ottoman demeure en 2021 une fabrique identitaire. Et, comme il est désormais manifeste, un laboratoire belliciste à trois heures d’avion de Paris. C’est cette permanence qui prime.
Ne peut-on pas vous opposer que, de l’un à l’autre, le renversement idéologique apparaît néanmoins abyssal, particulièrement au regard du fait religieux ?
De loin, oui. De près, non. Kemal et Erdogan réunissent les deux versants de l’utopie moderne, du mythe prométhéen appliqué à l’horizon social. Tous deux ont pour maître à penser Ziya Gökalp, le théoricien de la fusion entre nation et religion qui, à l’orée du XXe siècle, prêche la renaissance conjointe de la turcité et de l’islamité. Ses premiers disciples, les Jeunes-Turcs se veulent jacobins, positivistes, darwiniens mais fondent leur action sur la force de mobilisation de la croyance. Ce sont eux qui, en 1915, pour précipiter le génocide des Arméniens, appellent au djihad. À leur suite, chacun son style, Kemal nationalise l’islam là où Erdogan islamise la nation. [...]
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