Tous les candidats à l’élection présidentielle ont un jour prononcé la formule, sorte de pensée magique en action : « Je suis là pour battre Emmanuel Macron ». Ils sont d’ailleurs quelques-uns à penser être l’élu en mesure de terrasser l’ennemi ; ce président honni par excellence, plus encore que François Hollande et Nicolas Sarkozy avant lui, objet d’une étrange fascination-répulsion et de quantités d’analyses psychanalytiques de comptoirs. Gouvernant pile au centre, ce que ne dément pas son interjection fétiche « en même temps », Emmanuel Macron est logiquement détesté de tous dans un paysage politique polarisé à l’extrême.
Quant à ceux qui ne peuvent pas vraiment le haïr sans se trahir, à l’image de Valérie Pécresse, ils doivent au moins faire semblant d’y croire. Mais qui peut vraiment arriver à renverser celui qui a déjà tout renversé ? Qui a, en main, les cartes pour neutraliser le petit jeu que mène l’auteur du 18 Brumaire du centrisme depuis qu’il a habilement su s’immiscer dans la machine socialiste tel un cheval de Troie ? Ce bug de l’an 2017 continue à produire ses effets, en rouleau-compresseur du monde d’après, capable de conserver une étrange cohérence en se jouant de ses propres contradictions : son projet, c’est le progrès.
C’est d’ailleurs ici que commencent les choses sérieuses. Vouloir battre Emmanuel Macron, c’est bien. Savoir comment le faire, c’est mieux. Emmanuel Macron a face à lui plusieurs personnalités incarnant des courants qui parfois se confondent et se traversent, à l’image d’Éric Zemmour et de Marine Le Pen si proches et si éloignés « en même temps ». La spécificité du positionnement d’Emmanuel Macron est qu’il sera perçu à gauche ou à droite … selon que vous serez vous-même de droite ou de gauche.
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Il s’affranchit du plus vieux clivage, ayant infusé toute sa dialectique d’utilitarisme. Emmanuel Macron n’est pas un idéologue. Il n’a même pas de doctrine. Pas plus de praxis – en dehors de travers autoritaristes personnels et de sa capacité à absorber des personnalités venues de courants très différents. La difficulté de tous ses adversaires est donc de réunir une majorité d’électeurs au second tour, contre un adversaire capable de réunir des électorats traditionnellement éloignés autour d’une vision de la société, d’intérêts de classes et d’un rejet des radicalités.
Le second tour de l’élection présidentielle de 2017 était d’ailleurs très intéressant, puisqu’il offrait pour la première fois un duel entre deux candidats rompant avec l’opposition ontologique de la Ve République. Marine Le Pen et Emmanuel Macron étaient des candidats assumant n’être « ni de droite, ni de gauche ». Leurs différences respectives étaient certes conséquentes, mais leurs démarches avaient ce dénominateur commun très spécifique. S’il fut bien évidemment aisé à Emmanuel Macron d’obtenir une large majorité pour évincer Marine Le Pen, le fait qu’elle soit présente au second tour contre lui constituait un petit tour de force.
Jérôme Sainte-Marie voyait alors ses thèses l’emporter, le clivage droite-gauche étant supplanté par une opposition entre blocs sociologiques et électoraux, qu’il serait coupable de réduire au « peuple » et aux élites » ou même aux gagnants de la « mondialisation heureuse » et aux perdants que Christophe Guilluy situe au sein de ce qu’on nomme désormais la France périphérique :
Le mouvement des Gilets jaunes aura, en effet, confirmé la fracture sociale à l’œuvre en France dont les raisons se trouvent majoritairement dans l’accélération de la mondialisation et de ses conséquences les plus fâcheuses
« L’immigration et les délocalisations mettent les Français en concurrence généralisée avec le monde entier, jeu dans lequel ils perdent à tous les coups. Mon raisonnement n’est d’ailleurs pas calqué sur la géographie. Vous avez un Paris des classes moyennes qui est sous pression fiscale et locative, ce qui explique le vote parisien de gauche. Le renchérissement de la valeur de la propriété immobilière est un effet direct de la mondialisation. Le marché s’est agrandi et être propriétaire à Paris est désormais un atout considérable. Paris est, du reste, une ville avec de nombreux locataires contraints à d’importantes dépenses sans pouvoir par ailleurs nourrir l’espoir d’accéder à la propriété. Les populations immigrées des banlieues sont paradoxalement des gagnantes de la mondialisation. Elles sont pauvres mais partent de plus loin, alors que les classes moyennes installées de longue date ont dû quitter Paris et sont déclassées. À situation égale, ces deux populations n’ont donc pas les mêmes comportements sociopolitiques, puisque les immigrés sont en ascension et les Français d’origine en voie de déclin ».
Le mouvement des Gilets jaunes aura, en effet, confirmé la fracture sociale à l’œuvre en France dont les raisons se trouvent majoritairement dans l’accélération de la mondialisation et de ses conséquences les plus fâcheuses : immigration de peuplement, désindustrialisation, raréfaction des matières premières, augmentation du prix de l’immobilier dans les grandes métropoles, coût des transports, et, effectivement, insécurité « culturelle » et institutionnelle. Pour Jérôme Sainte-Marie, toujours, les blocs élitaires et populaires ne se confondent pas avec des classes sociales telles que l’entend communément le marxisme. Il s’agit plutôt de constructions politiques durables fondées sur des alliages sociologiques et idéologiques. Ainsi du bloc macronien recoupant peu ou prou le bloc élitaire et du bloc « mariniste » recoupant de son côté le bloc populaire, ces deux forces ensemble groupant à peu près 50 % de la population française.
On notera d’ailleurs que ces blocs sont protéiformes, Emmanuel Macron comptant des classes moyennes et populaires dans sa base électorale. Distinguer le niveau d’études et le niveau de revenus est même devenu un impératif, comme l’avait montré l’élection de Donald Trump que de nombreux analystes ont pris à tort pour le candidat des Américains les plus pauvres, quand, au contraire, les hauts revenus votaient majoritairement pour lui. Parmi les Gilets jaunes apparus en 2018, se trouvaient de la même manière de nombreux indépendants et commerçants assez prospères mais craignant pour leur niveau de vie, surtaxés et dont les représentations sociales personnelles les faisaient s’assimiler aux classes sociales les plus populaires.
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L’analyse de Jérôme Sainte-Marie lui fait d’ailleurs penser que les retraités, y compris modestes, ont intérêt à soutenir Emmanuel Macron – ou Valérie Pécresse : « Ils se situent à l’écart des conflits entre la France d’en bas et la France d’en haut, car ils sont protégés par leur statut comme une partie des fonctionnaires. Craignant pour la garantie de leur pension, ils sont généralement peu solidaires des luttes sociales. Ce sont eux qui tirent le revenu moyen du bloc macroniste vers le bas ».
Pour séduisante et efficace que soit cette dialectique, elle souffre de plusieurs manques. Le bloc élitaire attire plus de personnes extérieures, comme le montre clairement la carte électorale d’Emmanuel Macron, parce qu’il est plus séduisant de s’y assimiler. Par ailleurs, l’incarnation politique du bloc populaire est atomisée entre plusieurs courants qui n’ont jamais formé ensemble une majorité politique, autrement que de manière ponctuelle sur des questions précises. La majorité de “nonistes” de 2005 n’a pas de cohérence idéologique.
À y regarder de plus près, c’est Nicolas Sarkozy qui avait su s’affranchir de ses oppositions de classes – pour mieux les trahir. Il semblerait que ce soit d’ailleurs l’ambition respective de Jean-Luc Mélenchon et d’Éric Zemmour, tous deux souhaitant restaurer pleinement le clivage droite-gauche. L’un en ressuscitant le PCF – teinté de monde d’après et de « wokisme » – l’autre en faisant renaître de ses cendres le RPR du « métro à l’heure de pointe ». Mais Éric Zemmour pourrait achopper sur les classes modestes et travailleuses, ne donnant que peu de signaux à leur égard. Son handicap est à front renversé de ceux qui accablent pour l’heure Marine Le Pen.
Il est possible de répondre à Emmanuel Macron sur son propre terrain, en opérant une synthèse audacieuse des discours zemmouriens et lepénistes qui n’hésiterait pas à retenir du « progressisme » ce qu’il a de meilleur
Il est possible de répondre à Emmanuel Macron sur son propre terrain, en opérant une synthèse audacieuse des discours zemmouriens et lepénistes qui n’hésiterait pas à retenir du « progressisme » ce qu’il a de meilleur : un équilibre parfait entre un conservatisme éclairé et le progrès dans lequel l’humanité a toujours espéré. Le progrès ce n’est pas la mondialisation aveugle, l’oubli de notre civilisation, la dilution des mœurs et des civilités ; c’est précisément le contraire. La droite aurait donc tout intérêt à ne pas se laisser enfermer dans des guerres picrocholines, se contentant de s’indigner contre un monde qui avance sans elle. Bien au contraire devrait-elle proposer une vision du monde qui ne s’arrête pas à des constats ou à une volonté de retour en arrière – ça n’est jamais arrivé dans l’Histoire, hors le wahhabisme ou la période du Sakoku au Japon.
Pour l’heure, nous assistons impuissants à l’effondrement, divisés par nos intérêts de classes et nos fantasmes idéologiques. Pourtant, nous devrons un jour nous unir pour relever la tête dans un monde qui finira autrement par nous écraser, pris au piège de Thucydide entre l’Empire américain et l’Empire chinois, menacés sur nos marches par la démographie galopante du tiers-monde. Il faudra donc à Éric Zemmour et Marine Le Pen concilier les questions de la « fin du mois » et de la « fin du monde », ce qu’Emmanuel Macron fait à sa manière – que nous ne partageons pas mais qui suffit à une majorité électorale de Français depuis 2017. Stop ou encore ?