Chantre à ses débuts d’un naturalisme morne, Cédric Kahn s’est converti depuis une décennie à une écriture plus télévisuelle où chaque résolution est calculée dès l’argument de base. Exemple avec La Prière (2018): un jeune drogué sera-t-il sauvé de son addiction par Dieu ou par l’amour d’une femme? On devine d’emblée la réponse. Mais avec Le Procès Goldman, un nouveau cap est franchi: Pierre Goldman est-il innocent du meurtre des deux pharmaciennes tuées lors du hold-up du 19 décembre 69 (cf. encadré) ou bien n’est-il pas coupable? Kahn a fait son choix. Ce qui frappe en premier lieu dans ce huis clos judiciaire, c’est l’indigence de l’interprétation. Tout le monde joue à côté de son rôle, en dessous ou au-dessus. Est-ce parce que Kahn filme à trois caméras et que les acteurs ne savent jamais quand ils sont regardés ? Le casting s’attache surtout à viser le symbolique : Arieh Worthalter est certes à l’opposé du physique de Goldman, mais son nom est complémentaire si l’on traduit de l’allemand : « L’homme en or qui tient sa parole », la preuve, le prévenu refuse de nommer son délateur. Quant à Arthur Harari, qu’on connaissait comme réaliseur, l’avocat Georges Kiejman est son premier grand rôle en tant qu’acteur et il s’y révèle bien plus fade et timoré que son modèle dont c’était également le premier grand procès d’assises. Ce « laissez-jouer » est confirmé par la satisfaction de Kahn devant ces acteurs « autonomes », comme il s’en félicite en termes managériaux. Oui, mais atteignent-ils leurs objectifs ?
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La pornographie de l’indignation
Le déroulé du procès fait ressortir clairement la stratégie de Maître Kiejman ; le dossier repose sur des témoins oculaires, il s’agit de les décrédibiliser par tous les moyens possibles, surtout la reductio ad Hitlerum. Le policier blessé ayant déclaré, avant de sombrer dans le coma, que son agresseur était « mulâtre », son interrogatoire par Kiejman consiste en la mise à jour de l’imaginaire raciste et antisémite tapi derrière ses propos. Il sera procédé de la même façon avec les autres témoins à charge. Goldman lui-même provoque un incident d’audience, en accusant l’avocat du policier, Maître Garaud, d’être un « fasciste ». Ainsi Kahn organise-t-il Le Procès Goldman comme un guignol décolonial où l’audience crie au scandale, en comptant que le public des cinémas, outré par tant d’ignominie, s’en offusque à son tour. Or, à y regarder de plus près, cet « effet Goldman », comme on pourrait le nommer, s’appuie sur les mêmes leviers que l’horreur et le porno. L’indignation y est valorisée en tant que telle, comme un instinct aussi primaire que la peur ou le désir, et on compte la susciter par une émulation résultant d’un tiers : les autres spectateurs. Hors salle, Le Procès Goldman n’est qu’une vulgaire déclinaison woke des Dossiers de l’écran ; une déclinaison bas de gamme, manichéenne, privée de tenue. Toute réflexion annihilée, Kahn se contente de multiplier les effets jusqu’au dernier rebondissement, quand l’Antillais Joël Lautric explique sa lenteur à confirmer l’alibi du prévenu par sa crainte de violences policières… Et qu’importe si des années après le même affirmera dans Mémoires d’un parjure que Goldman était coupable, qu’il n’était pas chez lui au moment des meurtres, et qu’il n’aura maintenu sa déposition qu’en raison de « la crainte de se faire lyncher par les gauchistes venus en masse soutenir leur héros révolutionnaire ».
Mensonges et manipulation
Le mensonge s’insinue à tous les étages du Procès Goldman, dès le titre : quel procès, vu qu’il y en a eu deux ? Kahn agrège, au mépris de toute rigueur, des éléments du premier dans un film qui rend compte du second. Ce film de gauche dont vous êtes le héros a pour but de convertir tout spectateur à l’antiracisme de spectacle, comme il advient de Kiejman dans le récit, d’abord suspecté par Goldman d’être un « juif de salon ». Pour cela, Kahn doit gommer les points les plus problématiques de la personnalité de son accusé, malfrat mégalomane et impulsif, ancien guérillero chez les Picaros, dont on exalte le vernis d’extrême gauche et surtout le souvenir du père, authentique héros de la Résistance. L’insistance portée sur le fait que Goldman ne vivait qu’avec des Noirs et se considérait pratiquement comme l’un des leurs renvoie aux prémices de l’intersectionnalité.
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L’innocence de l’accusé est clamée tout du long avec un seul paralogisme hautain: « Je suis innocent parce que je suis innocent », illustrant les analyses de Dany-Robert Dufour exposant comment l’emploi de ces formules closes et ambivalentes témoigne surtout d’un désir de manipulation. Si l’on s’en tient à la jurisprudence Cesare Battisti, les protestations d’innocence répétées durant des décennies peuvent fort bien cacher une culpabilité finalement révélée à la surprise de tous. Le héros meurtrier de l’unique roman de Goldman, L’Ordinaire Mésaventure d’Archibald Rapoport, ne trompe-t-il pas son monde en se faisant passer pour innocent alors qu’il est coupable ? En bref, l’acquittement de Goldman n’est peut-être pas le triomphe de la vérité (et cette version ne cesse d’ailleurs d’être remise en cause depuis une dizaine d’années), mais qu’importe à partir du moment où il serait celui de l’intersectionnalité naissante! En somme, voici un film laid, faux mais également pervers.
L’AFFAIRE GOLDMAN
Le 19 décembre 1969, Simone Delaunay et Jeanne Aubert sont assassinées boulevard Richard Lenoir, à Paris, lors du hold-up de leur pharmacie. Un client est gravement blessé par balle, tout comme Gérard Quinet, policier en civil, qui se bat au corps-à-corps avec le meurtrier. Aucune preuve matérielle ne subsiste. Un délateur anonyme met la police sur la piste d’un dénommé « Goldi », soit Pierre Goldman, militant d’extrême gauche qui rentre d’Amérique du Sud. Identifié par les témoins, ce fils de résistants juifs polonais, par ailleurs demi-frère de Jean-Jacques, vit de braquages; il en avoue plusieurs, mais pas celui de Bastille. C’est le début de « l’affaire Goldman » qui donnera lieu à deux procès, l’un à Paris en 1974, où le prévenu est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, et, après pourvoi en cassation, un second à Amiens en 1976. Entre les deux, la publication d’un mémoire écrit en prison fait de Goldman un personnage public et une cause à défendre par la gauche morale qui a trouvé son nouveau Dreyfus. Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France est un succès de librairie, influant sur l’issue du second procès au terme duquel son auteur est finalement acquitté du meurtre des pharmaciennes. Libéré, Goldman écrit un roman, L’Ordinaire Mésaventure d’Archibald Rapoport, et vit encore trois années avant d’être lui-même victime d’un assassinat jamais élucidé, probable barbouzerie derrière la revendication d’un groupe inconnu d’extrême droite. Christophe Despaux
LE PROCÈS GOLDMAN (1h56), de CÉDRIC KAHN, avec Arieh Worthalter, Arthur Harari, Jeremy Lewin, en salles le 27 septembre.