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Diffusée en cette rentrée 2018, l’enquête menée conjointement par la Fondation Jean Jaurès et l’ONG Conspiracy Watch (1) sur la question du « conspirationnisme dans l’opinion » française fait débat. Impossible, du reste, de ne pas établir un lien entre la montée des opinions complotistes et le projet de loi « anti fake news » qui sera prochainement proposé par Emmanuel Macron.
Rudy Reichstadt qui signe la présentation de l’enquête n’en fait d’ailleurs pas mystère, déclarant dès l’introduction que « les attentats de janvier 2015 ont mis en lumière l’existence, au sein de la société française, d’un courant d’opinion complotiste tangible » et que « les inquiétudes sont croissantes quant à la circulation de théories du complot dans l’espace public ou encore de fake news susceptibles d’influer sur le cours d’une élection ».Epineuses, clivantes et obscures, ces problématiques quotidiennement commentées sont paradoxalement mal connues des Français. Pis, les spécialistes de la question peuvent aussi parfois entretenir une certaine confusion. Penchons-nous, par exemple, dans le détail de l’étude susmentionnée de la Fondation Jean Jaurès, présentée comme constituant « l’enquête d’opinion sur le complotisme la plus ambitieuse réalisée à ce jour ».
Prouver que les Français sont assujettis à des croyances infondées
Première constatation, la Fondation Jean Jaurès et Conspiracy Watch contextualisent politiquement leur étude, en faisant référence au Brexit et à l’élection de Donald Trump, survenus dans un contexte de « banalisation d’une culture de la post vérité ». Le sous-entendu est assez évident pour qui sait lire entre les lignes : les résultats du Brexit et de l’élection américaine auraient été influencés par un climat complotiste et anxiogène, favorisé par la diffusion de théories pseudo-scientifiques et « fake news ». Pour résister à la poussée de l’irrationalité, les grandes démocraties devraient donc agir en amont et en aval. D’abord en éduquant les jeunes esprits à une lecture critique des médias en prévenant la « désinformation conspirationniste », mais aussi en renforçant l’arsenal législatif comme le souhaite Emmanuel Macron. L’idée qui surplombe l’étude est donc de prouver que les Français sont assujettis à des croyances infondées, propagées par divers organes de propagande, courants politiques radicaux ou sectaires. Une mission partiellement accomplie, tant les résultats sont édifiants à première vue.
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Apprendre qu’un Français sur dix serait d’accord avec l’affirmation qu’il est « possible que la terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l’école » est, en effet, de nature à inquiéter. Pareillement, les croyances créationnistes progressent, concernant près de deux Français sur dix ! Rappelons d’ailleurs, à cette occasion, la dernière position du pape François qui, dans une allocution à l’académie pontificale des sciences, a affirmé que « le Big Bang, qui est aujourd’hui considéré comme les origines du monde, n’est pas en contradiction avec l’intervention créative de Dieu, au contraire, il la nécessite ». Une lecture qui s’inscrit dans des avis constants de l’Eglise catholique depuis au moins la deuxième moitié du XIXème siècle. Le reste est à l’avenant, montrant un bon tiers des Français interrogés comme étant persuadés que l’Etat islamique est un « false flag » (organisation terroriste sous faux drapeau, donc contrôlée par une puissance étrangères), que des sociétés secrètes tirent les ficelles depuis 1789 ou bien encore que le SIDA a été créé en laboratoire avant d’être expérimenté sur la population africaine, etc. Dernière théorie à être apparue, la conviction que « le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins » convainc 55 % des sondés !
Des questions biaisées
En parcourant le sondage, on se surprend à penser que les Français ont perdu leur sain scepticisme naturel, au profit de superstitions paranoïaques de comptoir, que seule la méthode de l’hypercritique permet de défendre (exemple : un homme affirme que la terre est ronde, l’adepte de l’hypercritique lui demande s’il en a fait le tour à pieds). La raison a-t-elle donc quitté le corps de la France ? Oui et non. Oui, parce que les théories les plus fumeuses sont de plus en plus acceptées, sans même un début de commencement de preuve, par des gens que l’on pourrait supposer raisonnables. Non, parce qu’une partie des questions posées sont biaisées. Au-delà du fait que le traditionnel « ne se prononce pas » ne soit pas une option offerte par la Fondation Jean Jaurès et Conspiracy Wath au panel de sondés, une partie des thèmes abordés étonnent. Ainsi de la théorie du complot relative à l’assassinat de JFK, discutée par les historiens et évoquée au cinéma par Oliver Stone. Avait-elle sa place dans pareil sondage ? Certes, elle révèle un penchant qui, dans ses excès les plus francs, est souvent lié à la désinformation soviétique, de la même manière que la théorie voulant que les vidéos des astronautes américains aient été tournées en studio par Stanley Kubrick, mais elle ne trahit pas forcément une structure de personnalité paranoïaque, en témoignent notamment les derniers documents déclassifiés par le FBI et la CIA ( 2). Ces derniers ne laissent pas imaginer un « grand complot », mais on peut supposer que certaines zones d’ombre subsistent encore.
Se fixer pour objectif d’éliminer le doute, fondateur d’une pensée critique conséquente, ne pourrait que conforter les conspirationnistes dans leurs convictions. C’est bien le danger posé par de telles études. Un aficionado des théories du complot y verra une énième manœuvre visant à intoxiquer l’opinion. Pour approcher ces thèmes correctement et légiférer dans le but de contenir la diffusion de fausses informations, les pouvoir publics n’ont pas droit à l’erreur et doivent s’imposer une prudence extrême, faute de quoi ils seraient vite suspects de vouloir créer un ministère de la vérité à la mode soviétique ou de mettre en danger le pluralisme des opinions. Autre interrogation majeure sur l’étude de la Fondation Jean Jaurès : que viennent faire les questions sur « l’adhésion à différentes affirmations sur l’immigration » ? Quel rapport entre la pensée conspirationniste et le fait que 72 % des Français interrogés considèrent que l’immigration « est un processus inquiétant, qui cause des problèmes de coexistence entre des cultures très différentes et menace à terme notre mode de vie » ?
Quelques mesures de bon sens
Si le rapport n’établit pas de lien direct, se bornant à témoigner du fait que 48 % des sondés croient que le pouvoir organise délibérément le remplacement des Français par l’immigration, il ne montre pas clairement la différence de nature entre le rejet des politiques migratoires menées depuis quarante ans (trop laxistes, trop permissives, etc) et l’idée qu’elles seraient le fruit d’une planification. Ce n’est évidemment pas la même chose. Il n’est, au surplus, pas interdit de penser que les politiques migratoires de certains pays européens ont été conditionnées par un déclin démographique, ce qui correspond à des rapports de l’ONU sur les « migrations de remplacement » (3). Encore une fois, une politique de remplacement de la population par l’immigration peut correspondre à un cahier des charges gouvernemental, sans toutefois répondre à une logique complotiste. La formulation de la question est donc trop abrupte, ne laissant pas la place à une pensée plus subtile.
Cette proposition d’Emmanuel Macron pour que les médias en ligne communiquent de manière plus claire sur les « publireportages » et autres « contenus sponsorisés », qui donnent probablement des sueurs froides à Konbini ou BuzzFeed
Lutter contre les croyances en les « fake news » tient donc prioritairement au travail de pédagogie des acteurs concernés, bien plus que d’une éventuelle régulation de l’Etat, tâche impossible face à un internet mondialisé sur lequel tout est disponible en un clic. Parmi les différentes mesures évoquées pour résoudre les difficultés d’un monde ultra-connecté et surchargé d’informations, certaines sont d’ailleurs de bon sens, comme cette proposition d’Emmanuel Macron pour que les médias en ligne communiquent de manière plus claire sur les « publireportages » et autres « contenus sponsorisés », qui donnent probablement des sueurs froides à Konbini ou BuzzFeed. J’irais même plus loin en considérant que la chasse aux « fausses nouvelles » avérées est nécessaire, quand on mesure l’impact qu’elles peuvent avoir dans un contexte d’élections, ou sur les vies d’individus injustement calomniés, salis.
Mais qui va dire le vrai ?
Idem pour les fameux « leaks », ces fuites de données piratées que les plus grands médias utilisent parfois. Il arrive qu’il s’agisse purement et simplement d’opérations de déstabilisation orchestrées depuis l’étranger, comme l’affirmaient récemment Pierre Gastineau et Philippe Vasset chez nos confrères de Causeur : « L’intérêt de l’arme du leak réside dans l’impunité qu’elle autorise, notamment aux pirates informatiques, qui sont bien souvent à l’origine des fuites massives. Si certains ont été condamnés pour recel de données volées, jamais aucune source première n’a été inquiétée. Le vol et la publication de données permettent à leur auteur de faire une manifestation de force en laissant entendre qu’il est derrière l’opération, sans rien risquer politiquement ni juridiquement. C’est ce qui s’est passé dans l’affaire du vol des mails du Parti démocrate durant la dernière campagne présidentielle américaine. Tout le monde a assez rapidement compris l’implication de la Russie, ravie d’entretenir l’ambiguïté parce que c’est une manière de montrer les crocs sans rien risquer. » Emmanuel Macron en a lui-même été victime durant l’entre-deux tours de la dernière élection présidentielle, accusé de posséder un compte offshore aux Bahamas, ce qui a dû forger son opinion en la matière.
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Tout cela est admissible, recevable. Les vraies questions sont autres : qui va dire le vrai ? Le journal Le Monde qui collabore déjà avec Facebook comme l’a révélé Le Canard Enchaîné ? Et que sera la vérité ? Un examen purement factuel ou un jugement par dérivation, à l’instar des questions de l’enquête de la Fondation Jean Jaurès concernant l’immigration ? Comment pourra-t-on concrètement contrôler ceux qui diffusent volontairement des « informations fausses ou truquées » pour nuire à autrui ? Le droit général de la presse français est déjà l’un des plus restrictifs des grandes démocraties, l’un des plus liberticides, osons le mot. Quant au délit de « fausse nouvelle », il constitue déjà une infraction de presse prévue par la loi (les jurisprudences en la matière attestent souvent de l’extrême sévérité des juges quant à son interprétation). Autre problème qui ne sera pas traité : celui des « no news », soit les informations qui ne sont pas traitées, faute d’intérêt des journalistes. Autant de difficultés qui compromettent par avance les chances de succès des gouvernements tentés d’agir, tant par le soupçon généré à leur détriment que par les difficultés pratiques. D’une lutte de bonne foi contre la véritable désinformation, dont peuvent se rendre coupables les médias les plus présentables, à une censure indirecte, il n’y a qu’un pas rapide qu’il convient de ne pas franchir.
3 : http://www.un.org/esa/ population/publications/ migration/migration.htm
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