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Trois jours, c’est-à-dire une vie ; et la mémoire des vins renvoie à la mémoire du monde. Car ces vins font le tour de la Suisse, de Genève à Vaud et au Valais, de la région des Trois-Lacs à la Suisse alémanique et du Tessin à la terre des Grisons – il n’en faut pas plus pour composer un univers
« D’abord nous mangeons, puis vient tout le reste. »
« La communion va au-delà des corps quand le pain est rompu et que le vin est bu. Et c’est ma réponse à ceux qui me demandent : « Pourquoi écrivez-vous sur la nourriture, et non pas sur les guerres ou sur l’amour ? » F. K. Fisher
« Je suis la vigne, la vraie, et mon père est le vigneron. » Évangile de Jean, 15, 1.
La poétesse du goût, Mary Frances Kennedy Fisher, grande dame des lettres américaines, répondait volontiers à ses lecteurs : « Pourquoi j’écris sur le vin, sur la nourriture, sur la cuisine ? Il me semble que nos trois besoins essentiels, le besoin de nourriture, de sécurité, d’amour, sont tellement liés entre eux que l’on ne peut penser à l’un sans que l’autre vienne à l’esprit. Et c’est ainsi que lorsque j’écris sur la faim de nourriture, je me retrouve à écrire sur l’amour, et sur la faim de l’amour et sur la chaleur et l’amour de la chaleur et la faim pour celle-ci… et enfin sur la chaleur et la richesse et l’exquise réalité que procure la faim assouvie… et tout cela ne fait qu’un vraiment. »
Tout a commencé… eh bien, voyons, par des retrouvailles inattendues. Le critique gastronomique, poète neuchâtelois, était l’homme de toutes les émotions – il bravait volontiers le risque de l’amitié, cet aléa de la camaraderie : « Je serai demain à Sierre pour trois jours, à la dégustation de la Mémoire des vins suisses, ça t’intéresse de venir ? » Et deux heures plus tard, après m’être entretenu avec l’une des fondatrices de l’événement, la Zuricoise Susanne, j’étais dans le train pour Sierre.
Je sentis que le voyage commençait dès que le lac disparut de la fenêtre du train pour Brigue. En Valais, où que le regard se porte, on embrasse une montagne et, avec elle, le ciel, les étoiles, les cristaux de neige, l’éclat du soleil et les vignes ne font qu’un. Je compris mieux la sensation de Rilke sur la physionomie de ce paysage, qu’il trouvait si semblable à celui de la Provence et de l’Espagne.
Jeudi 22 mars. Le premier rendez-vous était donné à la salle du restaurant Le Bourgeois, audessus du café. Une belle lumière descendait des cimes encore toutes scintillantes de neige sur les toits de Sierre. Je retrouvai Alexandre, concentré dans sa méditation, la tête penchée au-dessus d’un verre de vin. Je goûtai sous la houlette du critique avisé quelques chasselas : un Brez la Colombe, de chez Paccot, au petit goût de résine et de réglisse ; un Calamin Grand Cru Cuvée Vincent du domaine Blaise Duboux, à l’arôme de fleurs blanches ; un Dézaley Grand Cru Médinette de chez Louis Bovard, au goût de violettes ; un Yvorne Grand Cru Château Maison Blanche, liquoreux et à la douce effervescence. Tous de l’année 2016, jeunes, et chacun avec ses traits de noblesse distincts. Puis vint le moment plus particulièrement rare que nous réserva la Petite Arvine Grain Noble 2015 de Marie-Thérèse Chappaz : une attaque au palais toute joyeuse, pétulante, fondante. Je me promis d’aller trouver la vigoureuse vigneronne valaisanne pour visiter sa passion.
Vendredi 23 mars. Une surprise, nous avait-on promis. Et nous descendîmes dans les profondeurs secrètes des vignobles, au lac souterrain de Saint-Léonard, sur les eaux duquel un jeune guide facétieux, parfaitement bilingue dans les deux langues du canton, nous mena dans une barque où prirent place quarante convives venus des quatre coins de la Suisse, et même d’Italie, d’Allemagne, de France et de Belgique. On nous servit du vin blanc du pays et cette assemblée voguant sur les eaux souterraines prit les formes d’une célébration de quelque rite païen qui seyait fort à ce pays du Valais, à la spiritualité marquée par un fleuve puissant et des cimes célestes, qui répandait sa lumière sur les vignes. Cette célébration eut son instant de grâce quand le guide proposa à ceux qui le souhaitaient, au moment où la barque passa sous le point d’acoustique optimale de la voûte rocheuse, à quelques dizaines de mètres sous les vignes, de s’essayer à chanter. Et, après un bref silence, on entendit s’élever une mélopée liturgique, dont la diction tenait lieu d’accompagnement musical. C’était Alexandre, le critique œnologue, qui déclamait sa poésie. Et la barque amorça son retour vers l’entrée de la grotte, avec les convives qui communiaient en buvant.
L’autocar mit le cap Sion, dont le fronton de l’Hôtel de ville, incisé de deux versets tirés des Psaumes, tire la noble cité épiscopale vers l’orient : Diligit Dominus portas Sion super omnia tabernacula Iacob (À toutes les demeures de Jacob, le Seigneur préfère les portes de Sion.) Au Café du Marché, à table en compagnie de Rocco, critique italien de Côme, et Pamela, photographe jurassienne. Nous étudions le menu comme un poème – les noms, les années, les mots sautillent sous nos yeux : Fendant, Denis Mercier, Sierre, 2016 ; Païen, Les Serpentines, Gerald Besse, Martigny, 2015 ; Petite Arvine, Simon Maye, Saint-Pierre-de-Clages, 2015. En entrée, la salade de dents-de-lion se marie sous une note aigre avec le jaune des œufs de caille pochés ; en plat, l’agneau d’Irlande – « Pourquoi d’Irlande ? » (même s’il est fort bon) demande très à propos l’un de nos critiques. Les conchiglie farcies aux échalottes, tomates séchées, olives noires et blancs battus de chèvre sont une petite fête méridionale. Mais le moment épique de la journée ne tarde pas à s’annoncer : l’autocar prend le chemin de Fully, pour une visite au domaine familial de la grande dame du Valais, Marie-Thérèse Chappaz, qui officie au chemin de Liaudise.
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La profession de foi de la vigneronne est éloquente : « Marie-Thérèse choisit de soigner et d’aimer ses terres, de les nourrir et de respecter chaque terroir, chaque cépage. Que le vin soit, pour l’amoureux du vin et pour l’homme qui le boit, le messager de son sol, de ses racines, de son climat, du millésime, de l’ambiance et de son vigneron. Marie-Thérèse estime juste être l’artisane qui met en valeur un terroir, un coin de pays. » On comprend ces mots qui disent un métier, une philosophie, une religion. Il nous reste le vin, parce que le vin est la terre et peutêtre, par le vin, retrouverons-nous nos racines, c’est-à-dire le sens de notre présence sur la Terre. L’accueil de la maîtresse de maison est simple, cordial et franc : toute la nature, toute la vérité, toute la générosité du personnage est là. Nous sommes lâchés dans la nature, avides de sentir et d’apprendre, comme de bons sauvages, dans les hauteurs du paysage en surplomb du domaine. Nous descendons les sentiers qui traversent les vignes et le spectacle des vignes, en amphithéâtre sous la lumière d’un clair jour de printemps, a une empreinte indéniablement biblique.
La terre ne ment pas : ici les murets, les pentes, les cailloux et les pierres, les grappes de raisins, les ceps appartiennent au spectacle grandiose de la vie qui surgit et s’épanouit autour d’un être qui la rend visible. C’est peut-être cela le partage, l’invitation au partage. On est tout fier de ne pas avoir chuté dans cette descente, de ne pas s’être froissé un muscle, tout à la joie d’avoir marché dans les pas de notre bon guide, qui avançait un bâton à la main, accompagnée de son magnifique chien berger à la robe noire. Nous fûmes récompensés de cette marche dionysiaque par une invitation à goûter un Fendant Coteaux de Plamont 2016, que Marie-Thérèse présente avec ces mots: « Légers reflets verts. Le nez s’ouvre sur les fleurs blanches d’arbres fruitiers, la prune jaune et les hespéridés. En bouche, le corps d’abord ample et élégant devient ensuite vif pour se terminer sur une longue et sérieuse finale aux notes de craie et de citron. » La nature est toujours présente, sérieusement fantasque.
Le mot de Mary Frances Kennedy Fisher me chantonnait dans la tête quand, le soir venu, nous nous retrouvâmes au château Villa, sur les hauteurs de Sierre : « Le vin et le fromage sont des compagnons éternels, comme l’aspirine et les maux de tête, ou le mois de juin et la Lune ou les bonnes gens et les nobles desseins. » La provenance des cinq fromages à raclette se dessinait sur une carte du Valais : à l’ouest, en amont du Rhône, à la frontière occidentale, Jeur-Loz (Tanay), puis Champoussin et Orsières ; en Valais germanophone, à l’orient du canton, entre Sierre et Brigue, Wallis 65 Turtmann et, sur les hauteurs walseriennes, le Simplon, à la fontière du Haut-Valais et du Piémont. Et l’on ne saurait dire si c’était le vin, blanc ou rouge, qui renforçait le goût du fromage ou le fromage qui soutenait le vin. Ces « compagnons éternels » exaltaient les esprits autour des tables de l’auberge.
Samedi 24 mars. Nous partons pour le Val d’Anniviers. Grimentz : le nom seul fait rêver. Elle a rejoint les cinq autres communes qui ont fusionné entre elles, tout en conservant l’indépendance de leurs bourgeoisies : Chandolin, Saint-Luc, Ayer, Saint-Jean et Vissoie. Monsieur Paulon est le conteur du village, qu’il nous fait découvrir en nous commentant son histoire. Son récit se condense autour de la place du Cohrèr, mot du dialecte local qui veut dire à la fois « se rencontrer » et « parler », une heureuse association. Ici, les villageois, jusqu’à il y a quelques années encore, se réunissaient à la sortie de la messe pour deviser des travaux de la semaine : ramasser la litière, couper le bois ou garder le bétail. La fable d’Hésiode nous renvoie des échos lointains. L’architecture en pierre et en bois de mélèze des greniers où l’on entreposait la viande mise à sécher et les céréales donne un sens de rattachement physique au bourg. Et l’on suit maintenant la présidente de la bourgeoisie de Grimentz, Véronique Abbé, qui mène le petit groupe vers la maison bourgeoisiale, qui abritait jadis un four à pain, une cuisine et offrait également un endroit où dormir aux gens de passage. C’est ici que l’on va déguster le fameux vin des Glaciers, un vin né de la transhumance des paysans du Val d’Anniviers, peuple nomade. Ce vin, qui s’élaborait encore il n’y a pas si longtemps à partir du très ancien cépage de Rèze, est vieilli en fûts de mélèze.
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On utilise aujourd’hui les cépages de l’Ermitage, de la Malvoisie, de la Petite Arvine, du Fendant ou encore de l’Humagne blanc, tous cultivés sur les coteaux de Sierre. Si le raisin est cultivé à Sierre, le vin est transvasé en tonneaux puis élevé dans les caves du Val d’Anniviers, à plus de mille deux-cents mètres d’altitude. Selon la tradition, les fûts ne sont jamais vidés, simplement, chaque année on ajoute du vin nouveau à l’ancien, dont le plus âgé remonte à 1886 et démontre, à le boire, que ses qualités se maintiennent au fil des années. Ce vin, qui était bu au « gaillon » (petit robinet placé sur la partie haute du fût), a pour particularité de n’être pas commercialisé. Les channes, sortes de pichets en étain, sont accrochées au mur de la salle des Bourgeois, sur lesquelles ont été gravés les noms des bourgeois qui en firent don à la commune. On en boit de dix-sept à vingt-cinq litres par année, principalement à la journée des Rogations, le deuxième samedi de janvier, où une prière est dite, durant laquelle l’évêque de Sion sert le vin aux autorités politiques et militaires.
Ce n’est plus à dos de mulet que l’on fait le voyage depuis le Val jusqu’en plaine et, à bord de l’autocar qui descend la route étroite en lacets, on cherche volontiers à se distraire de la vision des béances qui s’ouvrent à pic à chaque virage. La conversation avec ma voisine, Florence, une journaliste jurassienne émigrée à Neuchâtel, porte sur l’histoire du Jura. Et mon esprit se laisse entraîner par l’épopée qui sort de sa bouche : le Landeron catholique qui repoussa l’ours de Berne avec le soutien de Soleure, ville impériale à laquelle l’unissait un traité de combourgeoisie depuis le XVe siècle – et quelle meilleure raison que le vin pour en appeler à la solidarité ! l’hospice de Soleure utilisait le vin du Landeron, dont elle offrait aux malades et aux besogneux un litre par jour. Au Landeron, la vie de l’antique bourgade garde ses coutumes, avec deux confréries, l’une établie sous le patronage de saint Antoine, ermite, l’autre sous celui des martyrs saint Fabien et saint Sébastien ; les membres de la première confrérie sont généralement issus du vieux bourg, ceux de la seconde des faubourgs. Quand elle descend de l’autocar pour rentrer sur Neuchâtel, Florence me montre une bouteille qu’elle sort de son sac : « Avec ce vin-là, t’es vite parti sur Soleure ! »
Dimanche 25 mars. En ce dimanche des Rameaux, au moment de prendre le train pour Sierre, à Saint-Léonard, une Chinoise, devant son restaurant Shangaï la Vignoble, fait sa prière, des rameaux à la main, en se tournant et en s’inclinant face aux quatre points cardinaux – le paganisme et le christianisme locaux rejoignent le bouddhisme oriental. Arrivé à Sierre, j’entreprends l’ascension au château Mercier par les escaliers Jean Daetwyler depuis la rue des Alpes, où un concert est donné. Au violon, Justin Lamy, au piano, Lucas Buclin. Des sonates de Ravel pour violon et piano et de Frank pour alto et piano ; une suite populaire espagnole de Manuel de Falla, arrangée pour violon par Paul Kochanski. Les boiseries aux murs rendent le son du coffre d’un instrument musical – l’enceinte des lieux elle-même. Dans le parc, les cyprès d’Italie et les cèdres de l’Atlas répandent leurs senteurs et annoncent la saison nouvelle.
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