Skip to content

Alexis Rostand : derrière la catastrophe, l’espérance

Par

Publié le

28 juillet 2025

Partage

Dans un essai de haute tenue, Alexis Rostand livre de profondes méditations sur le thème de la catastrophe, spectre qui nous menace de toute part. Et si elle était l’occasion paradoxale d’un renversement, mieux d’une conversion ?
© Claudia Corbi

Qu’est-ce qu’une catastrophe ? Quelles différences avec le déclin ou la décadence ?

Au sens littéral, la catastrophe est un renversement et une chute. Un « mouvement vers le bas » qui coïncide avec la rupture d’un équilibre et qui, ce faisant, révèle une vérité cachée. Elle diffère du déclin et de la décadence qui constituent des processus qui s’étalent dans le temps, tandis qu’elle désigne l’instant capital où tout se joue, ce qui lui confère son intensité métaphysique et sa force de fascination.

Vous dites que la catastrophe est un thème typiquement européen. Pourquoi ?

Pour la même raison qui fait dire à Patocka que le souci de l’âme, qui se confond avec la question du regard, a engendré l’Europe, « la jeune femme au vaste regard ». Et que prolonge Mattei dans l’analyse qu’il propose de l’épuisement de la culture européenne dans Le Regard vide. Le thème de la catastrophe n’est évidemment pas exclusivement européen, et il est même au cœur de la plupart des mythologies, ce qu’explique Mircea Eliade. Mais il y a une manière typiquement européenne de parler de la catastrophe. En fréquentant ces auteurs, j’ai exploré cette inquiétude européenne qui est si singulière, découvrant que je m’inscrivais moi-même dans cette longue tradition. Au sein même de cette tradition européenne, il existe plusieurs grandes familles de pensée qui se définissent en fonction du regard qu’elles portent sur la catastrophe : les classiques, les modernes et les chrétiens. Ce que Pierre Manent m’a révélé dans sa belle préface. Trois grandes familles qui portent trois visions du monde différentes mais toutes trois profondément européennes.

« La vraie catastrophe réside dans le fait de perdre de vue le souci de l’âme, et la recherche de la vérité à laquelle la catastrophe, expérience limite par excellence, concourt éminemment. »

Alexis Rostand

L’importance, c’est le regard que l’on pose sur la catastrophe, dites-vous en établissant un parallèle avec l’invention de la perspective en peinture. Qu’est-ce à dire ?

La question du regard, « fenêtre du corps humain par où l’âme contemple et jouit de la beauté du monde », selon la belle formule de Léonard de Vinci, m’a mené naturellement à une réflexion sur la beauté. Et je me suis attaché à cette idée que la catastrophe est comparable au point de fuite dans le tableau car elle est une issue vers laquelle toutes les lignes convergent et un point qui confère à l’œuvre son équilibre. À l’instar de la mort, qui constitue la catastrophe ultime vers laquelle tout être tend et par laquelle s’achève l’œuvre d’une vie. Le point de fuite a cette propriété de faire se rencontrer le fini et l’infini : dans le tableau, comme dans nos propres existences. En toutes circonstances, le point de fuite est nécessaire car il ordonne l’ensemble et diffuse la lumière : il est le point de contact entre les deux cités : matériel et spirituel.

La lecture chrétienne que vous proposez permet finalement de confondre catastrophe et espérance. Comment opère ce renversement ?

J’ai entamé cet exercice sans présupposé philosophique et je cherchais moins à proposer une lecture chrétienne qu’à explorer ce concept de la catastrophe si capital et si méconnu. En explorant les différentes dimensions, spatiales et temporelles, de la catastrophe, ce cheminement m’a conduit vers cette thèse qui était en effet contenue dans la Révélation chrétienne : la vraie catastrophe réside dans le fait de perdre de vue le souci de l’âme, et la recherche de la vérité à laquelle la catastrophe, expérience limite par excellence, concourt éminemment. La catastrophe est aussi dévoiement et donc source d’espérance. Après tout, c’est la nuit qu’il est beau de croire en la lumière.

Est-ce à dire que les catastrophes qui nous guettent peuvent être des leviers pour convertir les regards, et à travers eux les âmes ?

Certainement, car « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». À bien des égards, mon travail constitue une méditation de la formule d’Hölderlin, tout comme je ne m’échappe jamais vraiment de cette dialectique de l’esprit et de la matière. Si la catastrophe véritable, que représente l’effacement du spirituel, se déploie aujourd’hui de manière aussi nette, c’est précisément en raison du succès manifeste de la sphère matérielle et de sa promesse de bien-être. Mais la montée des périls de tous ordres qui nous guette, et qui marque particulièrement une Europe qui se sent marginalisée et appauvrie, renverse cette promesse matérielle. Alors, l’on peut se dire que cet effondrement devrait presque mécaniquement susciter un retour, sous diverses formes, de l’ordre spirituel. Le trop-plein matériel a suscité un vide spirituel et une désespérance face à laquelle une conversion du regard constitue ultimement la seule réponse existentielle valable. En cela, il est possible de voir dans les différentes catastrophes autant d’occasions de dépassement qui peuvent nous inspirer cette espérance paradoxale.

Lire aussi : Réseaux sociaux : la décivilisation numérique

Le paradoxe moderne n’est-il pas toutefois qu’à mesure que les catastrophes potentielles s’accumulent, nous perdons la capacité de comprendre transcendentalement le surgissement du Mal ? Quelle eschatologie dans un monde sorti de la chrétienté ?

En effet, la question de la catastrophe conduit inévitablement à la question du Mal, qui s’entend à la fois comme la Chute, telle que l’exprime la doctrine du péché originel, et la manifestation de la violence humaine, si bien que ces deux termes sont indissociables. Et ce paradoxe moderne dont vous parlez et qu’évoque aussi Pierre Manent, se confond très largement avec ce projet démiurgique d’évacuer la question du Péché de notre horizon mental, ce qui est l’autre grande catastrophe. Vaste débat que je ne fais qu’effleurer en mettant ce terme de catastrophe, qui semble à la fois proche et lointain, au cœur du kaléidoscope que je propose. Nier ou taire le Mal en espérant le résoudre ainsi est une erreur, de même que, comme l’exprime René Girard, « vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire ». J’espère proposer un angle original et accessible pour partager cette vérité profonde : l’eschatologie est indispensable, jusque dans la tradition chrétienne qui a eu un peu tendance à l’oublier, comme le rappelait le pape Benoît XVI dans Spe Salvi.

En quoi cette espérance se distingue-t-elle de l’« accélérationnisme », qui propose de hâter la catastrophe ?

Je dois avouer ne pas bien savoir ce que recouvre l’accélérationnisme, qui doit relever d’une forme de progressisme, lequel voit dans la catastrophe une anomalie à résoudre dans la marche de l’humanité vers la fin de l’histoire. A contrario, pour le chrétien, la catastrophe est déjà survenue et elle est chaque jour devant nous et nous y avons part. Elle participe de notre salut, à chaque instant, ce qui renverse complètement la perspective. On ne peut donc hâter la catastrophe si elle est déjà là. Peu de concepts sont aussi denses et capitaux, qui permettent de confronter ces deux visions, tout en parlant au cœur du plus grand nombre.


AU-DELÀ DE LA CATASTROPHE, ALEXIS ROSTAND, Boleine, 138 p., 12 €

EN KIOSQUE

Découvrez le numéro du mois - 6,90€

Soutenez l’incorrect

faites un don et défiscalisez !

En passant par notre partenaire

Credofunding, vous pouvez obtenir une

réduction d’impôts de 66% du montant de

votre don.

Retrouvez l’incorrect sur les réseaux sociaux

Les autres articles recommandés pour vous​

Restez informé, inscrivez-vous à notre Newsletter

Pin It on Pinterest