Marguerite de Witt-Schlumberger, aujourd’hui bien oubliée de nos contemporains, était une militante normande qui se battit toute sa vie pour les femmes. Conservatrice et protestante, elle a combattu l’alcoolisme, la prostitution réglementée et la traite des blanches. Opposée à la tendance malthusienne du mouvement féministe de l’époque, elle rejoignit Marie d’Abbadie d’Arrast, une autre féministe protestante dans la ligue contre l’avortement en 1907. Elle rédigea des ouvrages de philosophie d’existence, qui ne mettaient pas seulement le mariage et la famille au cœur de l’épanouissement des femmes mais aussi l’ambition et la philanthropie. Elle conseillait aux jeunes femmes d’apprendre la comptabilité, la sténographie et les langues étrangères. Patriote, elle pensait aux siens avant les autres et s’engagea au service des œuvres d’assistance aux victimes de la guerre. Pendant la guerre, elle demanda à chaque membre de l’USFS de « faire son devoir » et de « donner son aide de manière quelconque au pays ».
Mais c’est pour son action d’initiatrice du débat du droit de vote des femmes en 1914 qu’elle garde une certaine notoriété auprès des féministes actuelles.
Le 26 avril 1914, elle organisa le premier vote des françaises. C’était un référendum « sauvage » en marge des élections législatives. La question était « Mesdames, Mesdemoiselles, désirez-vous voter un jour ? ». 505.972 bulletins répondirent « je désire voter » contre 114 négatifs ! Les militantes de l’époque, appelées suffragettes en référence au mouvement britannique, étaient des féministes déterminées divisées en deux tendances, des libertaires qui pratiquaient la provocation et des plus modérées aux méthodes d’actions plus classiques. Marguerite de Witt, en tant que présidente de l’Union française pour le suffrage des femmes, appartenait à la seconde catégorie.
Ce vote fut effectué en parallèle par les kiosques à journaux, mais elle ne put pas voir le fruit de cette victoire : la guerre éclata. Quatre ans de guerre plus tard, Marguerite de Witt comme la majorité des féministes était optimiste : les femmes avaient prouvé leur valeur en travaillant à la place des hommes, assumant des postes auparavant réservés aux hommes, par leur sacrifice, et souvent perdant enfants et maris.
Cela aurait été la moindre des choses : La Grande-Bretagne et l’Allemagne l’avaient compris et accordèrent le vote aux femmes en 1918. En mai 1919, en France, la chambre vota à 344 voix contre 97 le droit de vote et de candidatures pour les femmes à toutes les élections. La victoire était proche, il ne restait que l’approbation du Sénat pour que le texte soit appliqué. Au lendemain de cette première victoire, Émile Combes donna l’ordre à son parti de voter contre. Serait-ce le parti des méchants conservateurs ? Que nenni, c’était le président de la gauche démocrate au Sénat. Le texte passa devant le Sénat en 1922 avec un rejet composé à 60% de la gauche, tandis que 70% des conservateurs y étaient favorables. La gauche étant majoritaire, le texte fut refusé. Les raisons du refus furent électorales et leurs arguments, d’un extrême mépris pour les femmes. Ils avancèrent que les femmes n’étaient pas assez instruites, qu’elles étaient superficielles et dangereuses (les femmes étant plus nombreuses que les hommes après la guerre (+1.800.000)) et qu’elles seraient désintéressées par la politique (palme d’or de la mauvaise fois puisqu’elles n’ont simplement jamais pu y participer). La gauche avait en fait peur qu’elles soient trop proche du clergé, ennemi de la république. Donc, qu’elles fassent reculer la gauche démocrate et ses alliés. Et les quelques soutiens de gauche au vote féminin le faisaient en indiquant que les femmes voteraient comme leurs maris républicains.
Le mépris des femmes par la gauche et l’intérêt électoral derrière celui-ci est joliment résumé par le témoignage du président du Sénat, J. Jeanneney :
J’étais maire d’une petite commune dans l’Est et pris l’initiative de faire voter les femmes (…) le curée en chaire (…) objurgua ses paroissiennes de voter contre. Celles-ci lui obéirent en bloc. Est-il vraiment utile d’apporter les voix d’un tel contingent de sottes au scrutin ?
Ou par l’intervention de J. Régismanset qui cite un article de journal :
Jamais, au grand jamais, les femmes ne discutent la politique du Bloc national (…) elles se moquent de toutes ces vétilles comme de leur première combinaison. (…) “La mode, voilà la grande affaire”.
Il fallut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale, bien après la mort de Marguerite de Witt pour voir les femmes enfin voter. Le déclin du Parti radical, pilier du centre-gauche en France et farouche opposant du droit de vote des femmes avait permis de débloquer la situation. Situation ironique puisque même le maréchal Pétain était favorable au droit de vote féminin. Les trois forces politiques émergentes de l’après-guerre (gaullistes, communistes, démocrates chrétiens) étaient toutes favorables au droit de vote des femmes et le retard des Françaises fut enfin comblé. Ceci dans la lignée de pionnières comme Marguerite de Witt et ses camarades suffragettes. Contrairement aux féministes mainstream, n’oublions pas nos illustres aînées !