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Éditorial culture de Romaric Sangars : L’hiver prendra-t-il fin ?

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Publié le

6 mars 2025

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« Des individus interchangeables se branlaient les plaies en public, donnaient des leçons de développement personnel puis ânonnaient des imbécilités bienveillantes chez Augustin Trapenard. » Éditorial culture du numéro 84.
© Anna Hunko – Unsplash

C’était l’hiver, mais l’hiver tiède, pluvieux, de l’agonie prolongée, dépourvue des fastes automnaux comme de la mort éblouissante des févriers alpins, non, l’ennui gris, flou, en boucle : la scène culturelle actuelle. Un ton monocorde et plaintif dominait entièrement l’atmosphère. Des individus interchangeables se branlaient les plaies en public, donnaient des leçons de développement personnel puis ânonnaient des imbécilités bienveillantes chez Augustin Trapenard. C’était morne à crever. Et puis Michon surgit, quasi octogénaire, pour redéployer tous les possibles de l’art, allumant des phrases jusqu’à la fournaise. Le panorama s’était éclairci. Le printemps est un vieillard.

On croit toujours aux Droits de l’homme, mais plus à la civilisation qui les a engendrés

Voilà qui a de quoi nous interroger, tout de même. Une première remarque, Pierre Michon appartient à une génération littéraire spécialement brillante. C’est un héritier total qui ravive la sacralité littéraire dans ses œuvres, comme Richard Millet avec lui, sur un pan plus sombre et peut-être plus symphonique. Cette génération compte aussi des vigiles fabuleuses, sous l’angle de la satire la plus violente – Michel Houellebecq –, ou de l’hybridation littéraire la plus ambitieuse telle que la pratiquait le regretté Maurice G. Dantec, ce grand brûlé du Verbe. La fureur critique de Philippe Muray sur un fond métaphysique implacable apporta à cette légion une touche de comique-massacrant et un angle inédit. Dans un troisième registre, on a encore Antoine Volodine, dont nous parlerons le mois prochain, et sa synthèse fascinante entre les surréalistes, Becket, Tarkovski formulée comme un chamanisme des ruines après le décès des utopies modernes. Ajoutons le dandysme terminal de Jean-Jacques Schuhl et les ready-made vertigineux d’Édouard Levé, ce poète ultime de l’an 0, et je crois qu’on rassemble ici une très grande génération littéraire, qui n’a pas grand-chose à envier à celle de 1850 ou à celle de 1920. Un peu, quand même. Mais vraiment peu. Sur ce plan, la France a tenu mieux qu’on l’imagine, bien mieux que le croient en général ceux qui déplorent son déclin, et dont je fais partie. On me reprochera l’absence de femmes dans ce panthéon récent, mais je ne vais pas y intégrer Ernaux, Darrieussecq, Angot ou Nothomb pour complaire aux féministes. Je n’y peux rien si ces autrices sont au mieux dispensables. Peut-être que si cette génération n’a pas produit de Marie de France, de Christine de Pizan, de Virginia Woolf, de Colette, d’Alejandra Pizarnik ou de Flannery O’Connor, c’est parce que le génie féminin y a été castré par le féminisme. Ce ne serait pas le premier paradoxe de l’Histoire.

Les générations suivantes, auxquelles j’appartiens, font pour l’instant pâle figure. Il y a de très belles choses, mais pour l’heure, les bataillons de successeurs ne parviennent pas à rivaliser. À cela, sans doute mille raisons : la faillite de l’enseignement, la régression de l’écrit, la criminalisation de l’esprit critique, l’égalitarisme niveleur, la prévention contre le style… Mais aussi, je crois, un certain rapport à l’Histoire. Thiphaine Samoyault, dans un article du Monde consacré au dernier livre de Pierre Michon, révèle à mon sens beaucoup de choses, moins sur Michon que sur le rapport à la littérature et à l’art des personnes de sa génération (elle est née en 68). « La grandeur littéraire semble bien avoir été emportée dans un torrent de flammes, écrit-elle, et la littérature, la meilleure, se produit depuis sur le mode de la survie (…) » Ainsi s’étonne-t-elle de cette réactivation de la grandeur littéraire chez Michon, et du fait que l’écrivain y parvienne sans tomber dans le pastiche, dans un contexte post-moderne qui, selon elle, devrait pousser les écrivains à faire profil bas. Or, ni Michon ni tous les auteurs que j’ai cités n’ont jamais fait profil bas, et ils se sont pourtant bien portés au front de leur époque après avoir assumé le constat de la fin de la modernité et de ses promesses. Mais leur post-modernité était active, si je puis dire, tragique, abyssale, polémique. Tous ces auteurs qui ont mûri dans les décombres de la Seconde Guerre mondiale et le ratage de l’euphorie consumériste subséquente, ont interrogé le métarécit au sein duquel eux-mêmes formulaient leurs histoires, ce métarécit moderne qui avortait. Michon, en l’absorbant dans une temporalité beaucoup plus ample, l’a réduit à de l’accidentel.

Lire aussi : Éditorial culture de Romaric Sangars : Distillations

Les suivants semblent s’en foutre. Des années 80 à nos jours, l’Europe de l’Ouest a maintenu dans le confort et la paix une présence toujours plus fantomatique au monde. La modernité défaite s’est perpétuée sous forme de mantra superstitieux. On croit toujours aux Droits de l’homme, mais plus à la civilisation qui les a engendrés. On baigne à la fois dans l’indignation permanente et dans le relativisme total. L’Histoire se résume à un « hier global diabolisé » dont l’ombre supposée rendrait encore plus éclatant le présent narcissique. La littérature s’est racornie dans une prose plate, au mieux élégante, touchant des sujets limités auxquels la sociologie confère une généralité en trompe-l’œil. Ce temps étroit et arrêté, c’est l’hiver dont il nous faut sortir, comme il nous faut nous arracher aux illusions de la post-Histoire. Ça tombe bien, les convulsions présentes nous somment de choisir entre le réveil et la mort.


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