Skip to content

Éditorial culture de Romaric Sangars : Moraline et régression

Par

Publié le

3 juillet 2025

Partage

« Comme le consommateur de produits culturels ne sait plus distinguer dans une offre pléthorique et contrefaite, le consommateur se rabat sur le critère le plus basique pour se repérer : méchant ou pas méchant ? » Éditorial culture du numéro 88.
© Harry cao – Unsplash

Un enquêteur du journal Ouest France est allé interviewer des spectateurs transpirants du Hellfest, lors du dernier solstice, pour leur apprendre que l’ancien batteur du groupe Emperor avait été condamné, il y a bien longtemps, pour meurtre, ce qui me semblait une information connue et presque anodine, quant à moi, qui ai eu une adolescence dans ce registre, et le journaliste demandait donc à ces festivaliers, après les avoir informés, s’ils étaient toujours partants pour assister à la prestation du groupe avec lequel le batteur homicide devait se produire le soir-même. « Ah bah sûrement pas, maintenant que je suis au courant ! » répondaient illico les vieux-jeunes incrédules en secouant leur gobelet de plastique. Grâce au délateur accrédité, ils allaient pouvoir faire montre de leur irréprochable moralité en partant vomir leur bière chaude devant un groupe programmé sur une autre scène que celle où se produirait le musicien dénoncé. C’est que la pureté éthique est bon-marché, de nos jours. Au festival de l’enfer, arborant des teeshirts aux armes du prêtre de Judas, de l’apocalypse, du pentacle et des damnés, du club des sorcières de Satan ou en hommage à Jack l’éventreur et Dracula, on ne déconne pas sur la virginité des casiers. 

Il s’agirait de se sortir l’os de la cloison nasale et de prendre un peu de recul rationnel, chers mélomanes du XXIe siècle !

En 1887, Henri Pranzini, condamné à mort pour un triple meurtre crapuleux, embrassa le crucifix avant la guillotine, alors qu’il avait toujours refusé les secours de la religion, après que la petite Thérèse de Lisieux eut prié pour lui afin d’obtenir, presque par défi mondain, sa conversion. Parenthèse pour souligner comment les adolescentes catholiques en quête de sainteté sont moins bégueules que les métalleux français de 2025. Mais bref, cette anecdote n’est qu’un épisode supplémentaire, ultime, dérisoire, grotesque d’un phénomène qui ne cesse de s’amplifier depuis quelques années et qui consiste à traquer les artistes sur le plan de leur respectabilité morale (pas les politiques, ni les boulangers, exclusivement les artistes, enfin pas tellement les rappeurs non plus, mais on a dit les artistes justement). Relance de l’affaire Cantat, acharnement contre Depardieu ou Picasso, procès d’un Blier à peine froid… Avec toujours les mêmes questions débiles : peut-on encore écouter Noir Désir, voir des films de Blier avec Depardieu dans les premiers rôles ou admirer des toiles cubistes ? Qui me font songer, moi, à des réflexes de primitifs impressionnables, lesquels s’imaginent que les objets et les œuvres auraient un pouvoir de contamination et que la charge de négativité morale associée à leur auteur se transmettrait au moindre contact. Il s’agirait de se sortir l’os de la cloison nasale et de prendre un peu de recul rationnel, chers mélomanes du XXIe siècle !

Apprécier le pain craquant de son boulanger de quartier ne revient pas à justifier ses adultères, et même si c’était le cas, les êtres ne sont pas réductibles à leurs actes, et leurs actes à un seul d’entre eux, de nature criminelle. C’est du catéchisme élémentaire. Mais pourquoi alors ces grands emballements superstitieux et manichéens dont sont victimes la catégorie autrefois la plus adulée des humains ? Je vois deux raisons à cette fièvre. Enfin trois, la première étant bien évidemment la régression généralisée qui est la nôtre depuis plusieurs décennies. Mais ceci posé, je pense qu’il faut considérer aussi un genre d’effet boomerang. Les héros et les saints, dont nous avons ici la nostalgie prégnante, ayant été éclipsés après la Seconde Guerre Mondiale (qui en avait produit en masse), l’artiste a tout raflé en termes d’adoration profane. Alors à force la foule se sent flouée, obscurément, et se venge de ce que l’artiste ne soit pas assez saint ni assez héroïque, aussi génial soit-il par ailleurs.

Lire aussi : Éditorial culture de Romaric Sangars : Fin de règne

Mais je crois qu’il y a encore un autre facteur explicatif. C’est la défaillance de l’esprit critique. Comme le consommateur de produits culturels ne sait plus distinguer dans une offre pléthorique et contrefaite, comme on l’a habitué à croire que les livres de Foenkinos ou de Louis relevaient de la littérature à l’instar de ceux Proust ou que Jul, c’était Rimbaud avec de l’autotune, le consommateur se rabat sur le critère le plus basique pour se repérer : méchant ou pas méchant ? « Si Toto méchant, moi pas écouter son disque ! » Et voici qu’il cesse d’être cet enfant perdu parmi les rayons, drame de l’existence en milieu capitaliste. Puissent les pages qui suivent nous aider à cultiver des critères plus pertinents.


Cliquez ici pour vous procurer le numéro 88 ou vous abonner à L’Incorrect.

EN KIOSQUE

Découvrez le numéro du mois - 6,90€

Soutenez l’incorrect

faites un don et défiscalisez !

En passant par notre partenaire

Credofunding, vous pouvez obtenir une

réduction d’impôts de 66% du montant de

votre don.

Retrouvez l’incorrect sur les réseaux sociaux

Les autres articles recommandés pour vous​

Restez informé, inscrivez-vous à notre Newsletter

Pin It on Pinterest