Une définition naïve de l’intelligence artificielle nous la fait redouter comme une intelligence humaine simplement plus puissante que la nôtre, et qui alors nous asservirait. C’est Skynet de Terminator, soit la façon dont les bacs moins quinze en sciences cognitives imaginent l’avenir sous la forme d’une dystopie commode à comprendre qui verrait s’affronter dans une lutte apocalyptique les hommes contre les robots. Dystopie rassurante parce que, comme toutes les dystopies, elle s’avère beaucoup moins noire que les dangers que nous risquons de rencontrer dans le futur et qui ne sont jamais que la continuation de menaces déjà très anciennes. Outre – sous réserve d’un éventuel saut quantique – la relative insignifiance actuelle de l’IA en comparaison de l’intelligence humaine, une des caractéristiques qui devraient nous intriguer est celle d’une intelligence qui se développerait nécessairement dénuée de corporéité et par là de subjectivité, et donc qui ne fonctionnerait pas selon les critères qui sont les nôtres, une intelligence qui serait d’abord une énergie et qui infuserait dans l’univers sans avoir plus à le gouverner, ni à confesser son incurie, se vouant simplement à animer les cellules qui le composent. Le dieu de Spinoza – comme la nature.
C’est le « laisser faire » métaphysique d’une vision du monde dans laquelle la félicité et la joie relèvent ontologiquement et conditionnellement de la découverte des chaînes causales qui en nous emprisonnant nous préservent de toute forme de responsabilité et nous garantissent que rien ne nous dérange jamais
C’est au fond le vieux fantasme païen d’une compréhension interne du monde qui, depuis Démocrite jusqu’au tenant d’un libéralisme naturel en passant par Darwin, travaille à nous convaincre que tout ce qui nous rend inaptes à l’univers et nous permet d’en constater la déchéance, parmi quoi la maladie et la faiblesse, figure les éléments d’un ordre cosmique global qu’il importe de ne pas déranger pour qu’il les rejette et fasse peau neuve. Histoire circulaire, auto-organisation du vivant, sélection des inutiles à l’avantage de l’espèce – covidés comorbides et embryons trisomiques… C’est le « laisser faire » métaphysique d’une vision du monde dans laquelle la félicité et la joie relèvent ontologiquement et conditionnellement de la découverte des chaînes causales qui en nous emprisonnant nous préservent de toute forme de responsabilité et nous garantissent que rien ne nous dérange jamais – ni les embryons impromptus, ni les gros, ni les vieux, ni personne. Le monde sans plus rien au-dessus de lui, et seulement des cellules qui collaborent les unes avec les autres ignorant mêmement leur solitude et leur communauté, quoique pleinement intelligibles et radicalement autonomes.
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Nous disions que l’intelligence artificielle demeure encore une vue de l’esprit; pourtant on connaît sa préparation morale : l’atomisme, les reliquats païens dont se gargarise la société moderne, la rage de faire disparaître ceux qui nous empêchent incompréhensiblement de « vivre »; elle existe déjà grâce aux bulles algorithmiques du néant d’internet qui donnent à notre cerveau tout ce qui lui fait plaisir pour qu’il puisse ainsi fabriquer et augmenter sa joie, et nous transforment en hamsters roulant leur roue à l’infini afin d’alimenter la machine depuis leur cage mentale : une cellule emprisonnée dans une cellule parmi d’autres cellules et qui trop occupée à contempler et à jouir de son vide n’aperçoit même plus les murs de son cachot, si tant est qu’il existe encore un cachot puisque pour qu’il y ait une prison encore faut-il un prisonnier, un corps biologique qu’une intelligence humaine anime et qui en souffre, un inutile, une chose qui ne devrait pas exister, qui devrait disparaître, et dont la persévérance à exister blasphème la loi du monde.