Frontière, limite, démarcation : autant de concepts apparemment invalidés par la mondialisation heureuse, voués à finir dans les poubelles de l’histoire, le « village global » triomphant définitivement du rétrograde poste de douane. Le destin de la frontière, en particulier, semblait scellé depuis le début du XXIè siècle, alors même que son histoire est finalement récente, indiscutablement et étroitement liée à celle de la nation. Les empires ont des limites qu’ils cherchent à repousser, car la fixation d’un limes, pour reprendre le nom donné par les historiens modernes aux systèmes de fortifications établis au long de certaines des frontières de l’Empire romain, annonce inévitablement un déclin. Par essence, l’empire est une construction qui ne souffre pas de limites et la fin de l’expansion implique un repli qui précède la chute. Dans une conception radicalement opposée au mouvement perpétuel qui conditionne la survie d’un empire, la frontière est, au contraire, une lente et méticuleuse construction historique, à l’image du système bâti par Vauban, avec ses quelque 180 forteresses qui, de la ville de Neuf-Brisach à la citadelle de Blaye, forment un système défensif dessinant avec précision dans ses saillants et ses replis le visage de la France, nation politique par excellence. Car la frontière est politique avant d’être géographique. Elle symbolise même la prééminence du politique sur la géographie, au prix évidemment de tragédies historiques récurrentes. « C’est une belle et bonne chose que de pouvoir tenir son fait des deux mains », écrit Vauban à Louvois en 1673.
Voilà aujourd’hui la frontière ressuscitée et replacée au centre de la géopolitique mondiale et européenne
Et ce n’est qu’à l’issue d’un lent et fastidieux processus que les rois de France, les dirigeants qui leur succèdent à la Révolution, puis sous l’empire, peuvent enfin « tenir leur fait des deux mains », c’est-à-dire une nation dessinée par des siècles d’histoire et d’affrontements et bornée par des traités. Il faut parfois attendre longtemps pour voir ces traités donner une réalité juridique et cartographique à la volonté politique. C’est ainsi, comme le souligne le géographe Denis Eckert, « une commodité occidentale de langage, sans effet réel » qui décrète que les chaînes de montage de l’Oural forment une frontière entre une Russie « asiatique » et la Russie « européenne », mais cette commodité de langage devient, sous l’impulsion de Vassili Tatitchev, géographe de Pierre le Grand, une convention cartographique qui entérine le rétablissement de l’influence russe jusqu’à la Baltique après la fondation de Saint-Pétersbourg en 1703 et l’écrasement de l’armée suédoise à Potlava en 1709. Il faudra toutefois attendre la conférence d’Helsinki, deux siècles plus tard, pour que soient déclarées « inviolables » les frontières à l’est de l’Europe, remodelées à nouveau par la guerre et les conférences de Yalta et Potsdam en 1945.
La dislocation de l’URSS en 1991 a reposé l’épineuse question des frontières de l’Europe à l’est,sans que les dirigeants de la nouvelle Union européenne s’en émeuvent, rassurés que Boris Elstine parvienne à éviter l’éparpillement de l’inquiétant arsenal nucléaire russe, et assurés par les lénifiants discours sur la « fin de l’histoire » que la question des frontières appartenait définitivement au passé puisque l’avenir n’était fait que de libre-échange, de libre circulation, d’espace Schengen et de coopération économique heureuse entre les peuples.
Lire aussi : Éditorial monde de l’été : Le brouillard de la guerre
Mais l’histoire et les frontières n’ont pas dit leur dernier mot. La crise migratoire de 2015-2016 a brutalement rappelé à la naïve Europe à quoi servaient les frontières. Le Brexit en 2016 a montré que les frontières pouvaient renaître alors qu’on les croyait abolies et la pandémie de 2020 a montré tout aussi brutalement que ces frontières pouvaient se refermer aussi vite qu’elles s’étaient ouvertes. La guerre en Ukraine montre pour finir que ces frontières peuvent être malmenées par la guerre entre États, que les naïfs croyaient également chassée à jamais du vieux continent. Voilà aujourd’hui la frontière ressuscitée et replacée au centre de la géopolitique mondiale et européenne. De l’Irlande du nord en passant par la Méditerranée et jusqu’au Donbass, le fragile équilibre européen, sans cesse réinstauré depuis les traités de Westphalie en 1648 jusqu’à l’« Acte fondateur » signé par la Russie et l’Otan à Paris le 27 mai 1997, est de nouveau discuté, jusqu’à ce que les armes se taisent et que l’encre sèche sur les nouveaux traités qui définiront les frontières à venir. On souhaite que d’ici-là les dirigeants européens se souviennent que si l’économie modèle les frontières, c’est bien la politique qui les fait.
Cliquez ici pour vous procurer le numéro 56 ou vous abonner à L’Incorrect.