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Élisabeth Bart : « Les incandescentes plaident pour une civilisation nouvelle »

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8 novembre 2019

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A travers Les Incandescentes, paru en juin dernier chez Pierre-Guillaume de Roux, Elizabeth Bart s’attache à croiser les destins de trois fulgurantes européennes de la première moitié du XXe siècle : Simone Weil, Cristina Campo et Maria Zambrano. Philosophes, poétesses, contemptrices d’une certaine modernité autour de laquelle l’Europe commence à cristalliser son avachissement, Les Incandescentes interrogent encore notre présent par leurs voix uniques.

 

En vous lisant, j’ai parfois eu l’impression que les destins et l’œuvre de ces trois femmes s’enchâssent comme des poupées russes. D’abord, la figure presque tutélaire de Simone Weil, ensuite l’œuvre conséquente de Zambrano, et enfin la flamme fugitive que fut Cristina Campo… Comment avez-vous appréhendé ensemble ces trois destins fort différents? Quel a été le déclic qui vous a permis de les rapprocher dans un livre?

 

À l’image des poupées russes je préfère la figure de la triade, trois personnes étroitement liées par une « amitié stellaire », expression de Nietzsche qui désigne les amitiés qui n’ont de lieu que dans l’espace de la pensée, de l’intelligence et de la vérité. Le rapprochement entre ces trois auteurs s’est effectué en plusieurs étapes. Les lisant séparément, j’ai d’abord repéré des noms, Antigone, Jean de la Croix, et des mots, exil, renoncement, une « écholalie » entre leurs livres, expression que j’emprunte à André Hirt.

Ensuite, Belinda et le monstre, riche biographie de Cristina Campo écrite par Cristina De Stefano, m’a révélé l’amitié entre l’Italienne et l’Andalouse qui se sont connues à Rome dans les années 60, et leur commune admiration pour Simone Weil. Le « déclic » proprement dit s’est produit à la lecture d’un ouvrage collectif, Simone Weil et le poétique (Kimé, 2007), grâce à un très beau texte de Jean-Baptiste Para, Cristina Campo et Simone Weil, et aux annexes à la fin de cet ouvrage.

 

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D’une part, les Notes pour une revue de jeunes de Cristina Campo plaçaient sous le double signe de Hugo von Hofmannsthal et de Simone Weil le projet d’une revue qui aurait dû s’appeler Attenzione (notion éminemment weillienne), projet qui ne s’est jamais réalisé. D’autre part, une lettre de María Zambrano à son ami Agustin Andreu, qui racontait sa rencontre avec Simone Weil à Madrid en 1936, m’a profondément touchée. Ces textes n’étaient pas anodins, ils validèrent mon intuition de liens entre les œuvres de ces trois auteurs qu’il fallait éclairer. C’est ainsi que j’ai entrepris un travail de recherche, lequel m’a fait découvrir des merveilles que je ne soupçonnais pas au départ.

 

Simone Weil, Maria Zambrano et Cristina Campo me semblent incarner des figures de chrétiennes «dissidentes». J’entends par là que leur discours, inspiré par des concepts néo-platoniciens, où s’inscrit notamment la notion de « pneumatique », relève sûrement plus de la mystique chrétienne, voir gnostique, que d’une doxa strictement catholique.

Il y a notamment cette injonction permanente à sortir du monde, cette thématique de l’exil et de l’élection dans une version liminaire du réel, authentique… Et il y a cette très belle phrase de Weil qui estime que « Dieu a créé le monde en se retirant du monde ». Faut-il y voir une sorte d’écho aux évangiles apocryphes ?

 

La qualification de « chrétienne dissidente » pourrait convenir à Cristina Campo, dans une certaine mesure seulement. María Zambrano est plutôt une dissidente de la philosophie humaniste occidentale. Quant à Simone Weil, on ne peut lui attribuer cette qualification puisqu’elle est restée au seuil de l’Église catholique.

Le terme « pneumatique » qui renvoie, dans la théologie chrétienne, au souffle de l’Esprit Saint et par-delà, à tout ce qui est transformé par ce souffle, telle la chair (en grec, sarx, qui désigne l’âme et le corps) ressuscitée, n’apparaît qu’une seule fois dans mon livre et non sous la plume d’une Incandescente mais dans une citation extraite d’un texte d’Edith de La Héronnière sur le film Nostalghia de Tarkovski. Par ailleurs, je n’ai trouvé trace des évangiles apocryphes nulle part chez ces trois auteurs. Les concepts qui les inspirent viennent de multiples sources de la tradition chrétienne (Ancien et Nouveau Testament, théologie, littérature) et de la tradition grecque (platonisme, pythagorisme). Toutefois, à partir des mêmes sources, chacune suit sa propre voie, accomplit un destin singulier.

D’aucuns, souvent chrétiens, voient en Simone Weil une catholique « hérétique ». Sa quête de Dieu fut complexe, passant par l’amour de la Grèce, la pensée orientale (l’Inde, la Chine), les Cathares du pays d’Oc, puis le christianisme. Elle vécut trois grands moments mystiques, au Portugal en 1935, à Assise en 1937, à l’abbaye de Solesmes en 1938, qui lui révélèrent la Réelle Présence. Cette quête s’achève avec sa mort, en 1943, dans le désespoir de « ne pouvoir penser ensemble dans la vérité le malheur des hommes, la perfection de Dieu et le lien entre les deux ».

 

C’est précisément au moment où Cristina découvre la beauté de la liturgie tridentine que le Concile l’abandonne pour une liturgie qui concède trop à la modernité et conduit inéluctablement à l’évacuation du sacré. Elle fonde alors, avec Mgr Lefebvre, l’association Una Voce pour sauver au moins le chant grégorien que Simone Weil considérait, de son côté, comme la musique la plus parfaite.

 

Sa correspondance avec deux dominicains, le père Perrin et le père Couturier, témoigne de ce qui la retenait au seuil de l’Église : un universalisme abstrait hérité des Grecs, notamment du stoïcisme, incompatible avec le catholicisme. Dans l’édition des Œuvres de Simone Weil qu’elle a dirigée (Quarto Gallimard 2008), Florence de Lussy explique ses réticences par le déracinement de sa culture d’origine, le judaïsme. Élevée dans une famille juive agnostique, elle ignorait tout de la pensée juive et si elle admirait certains livres de l’Ancien Testament, elle lut la Bible avec des a priori hostiles révélateurs d’un malaise existentiel.

Comme tous les juifs occidentaux, elle a souffert, elle aussi, du « déracinement » qui fut le prix de leur assimilation. Toutefois, la phrase que vous citez renvoie à sa théorie du « retrait de Dieu » qui rappelle la théorie cabalistique du tsimtsoum qu’elle ne connaissait pas et qu’elle a retrouvée par elle-même, à son insu, c’est pourquoi, et ce n’est un paradoxe qu’en apparence, Florence de Lussy la place dans la lignée des grands penseurs juifs qui vénèrent le logos.

Ainsi, l’antijudaïsme de Simone Weil « exprime une sorte de contre-preuve du sens très vif qu’elle avait de sa judéité », écrit Florence de Lussy. Elle a cherché une issue, plus ou moins consciemment, dans le sacrifice de soi ; elle n’a pas eu le temps de penser ce que le christianisme doit au judaïsme. Pour Cristina Campo, l’anticatholicisme partiel de Simone Weil est dû à la désinformation. Elle n’a pas rencontré de maîtres spirituels qui l’aient suffisamment instruite des richesses de la tradition catholique, tels le dogme de l’Incarnation et celui de la Communion des Saints.

 

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Ce jugement sévère, que Cristina Campo développe dans son introduction à Attente de Dieu de Simone Weil traduit en Italie en 1966, reflète sa propre dissidence pendant la période du concile Vatican II, dissidence qui ne concerne que la réforme liturgique. C’est précisément au moment où Cristina découvre la beauté de la liturgie tridentine que le Concile l’abandonne pour une liturgie qui concède trop à la modernité et conduit inéluctablement à l’évacuation du sacré. Elle fonde alors, avec Mgr Lefebvre, l’association Una Voce pour sauver au moins le chant grégorien que Simone Weil considérait, de son côté, comme la musique la plus parfaite.

Quant à María Zambrano, elle est une « dissidente » de la philosophie occidentale dont elle dévoile, par une voie différente mais tout aussi probante que celle de Heidegger, l’accomplissement métaphysique dans le nihilisme. Dans Philosophie et poésie, ouvrage de jeunesse fondateur de son œuvre, elle retrace l’histoire de cette métaphysique à partir de la condamnation platonicienne qui a conduit l’Occident à séparer la philosophie et la poésie puis la philosophie et la science, d’où une « métaphysique de la création » qui rejette les modes de pensée qui ne concourent pas à la maîtrise du monde.

Elle invente un concept aux multiples résonances, la « Raison poétique » qui renvoie à une raison qui a précédé la parole poétique, « l’aurore de la conscience », à la raison du poète qui n’est pas celle du philosophe, cette sorte de lucidité intuitive capable de descendre dans l’abîme des entrailles sans s’y perdre, d’assumer l’irrationnel sans se laisser dévorer par lui.

 

Il me semble que cette année était sans doute le moment idéal pour sortir un tel livre, car la pensée de vos Incandescentes n’a sans doute jamais été aussi prophétique. Nous vivons aujourd’hui dans ce monde qu’elles redoutaient, ce monde de la pesanteur et de la calcification de l’esprit, cette « époque de pachydermes » dénoncée par Campo.

 

Elles avaient vraisemblablement vu, dans les ruines des nations européennes, ce que serait l’Europe d’aujourd’hui, déchristianisée, libéralisée à outrance, délestée de tout legs spirituel. Pourtant elles ne semblent jamais se languir pour autant du passé, au contraire elles tirent toujours une jouissance extrême du présent. Est-ce la définition de l’anti-modernisme, une sorte de nostalgie qui ne renie pas le présent? Quelle est la place de l’Europe dans leur pensée ?

On ne peut dire de Simone Weil qu’elle tire une jouissance du présent, elle a vécu dans la première moitié du XXe siècle la montée des totalitarismes fasciste et stalinien, elle a souffert continûment de maux de tête et des privations qu’elle s’imposait, et, d’une certaine manière, cultivé ses souffrances dans une sorte de compassion mystique pour les malheureux, les opprimés, d’où sa réputation de doloriste, masochiste et j’en passe… Toutes trois ne se « languissent pas du passé », en effet, mais ne tirent pas une jouissance extrême du présent pour autant !

Toutes trois ont connu le sentiment d’exil, étrangères au monde dans lequel elles ont vécu, et ce n’est pas « la ruine des nations européennes » qui les inquiétait mais la ruine de la civilisation européenne dont les racines sont chrétiennes. Dans la première partie de L’Enracinement, son dernier ouvrage qu’elle considérait comme son second grand œuvre, Simone Weil consacre plusieurs pages au concept de « nation », un concept récent, fruit de la modernité dont elle retrace l’histoire à partir de l’étatisme de Richelieu. Elle distingue les notions de « patrie » et de « nation », la première pouvant désigner au Moyen Âge jusqu’au XVIIe siècle, les régions.

 

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L’émergence de la nation va de pair avec le processus du déracinement. Sa définition de l’enracinement est connue : « Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir ». Cette participation à l’existence d’une collectivité a été remplacée, dans les nations modernes capitalistes, par le désir de gagner de l’argent : « l’argent détruit les racines partout où il pénètre » écrit-elle.

Toutes trois sont antimodernes essentiellement dans leur opposition à la métaphysique qui constitue le fond de la modernité. Pour Simone Weil, la plus haute politique se situe en amont de l’action, là où s’élaborent les méthodes pour « insuffler une inspiration à un peuple », en usant de paroles qui peuvent produire une transformation intérieure. Un tel langage doit tirer son autorité « d’abord d’une élévation de la pensée qui soit à la mesure de la tragédie présente, ensuite d’une tradition spirituelle gravée au cœur des peuples ».

Le christianisme est cette tradition spirituelle en Europe qui ne doit pas dicter la politique, autrement dit devenir une idéologie, mais l’inspirer. La pensée de María Zambrano et celle de Cristina Campo s’accordent avec celle de Simone Weil, selon des modalités différentes. Dans L’Homme et le divin et L’Agonie de l’Europe, María Zambrano s’interroge sur l’impasse de l’homme moderne qui a cru pouvoir prendre la place de Dieu, évacuer le divin, et se retrouve livré aux obscures divinités de l’État, du Marché, du Progrès, du Futur, de l’Histoire et de la raison historique.

 

Antimodernes, les Incandescentes ne croient pas à une restauration du passé. Leurs écrits plaident plutôt pour une civilisation nouvelle qui passe par une renaissance de la vie spirituelle et de la pensée poétique face à la pensée calculante qui domine le monde actuel.

 

Une expression de Cristina Campo pourrait résumer l’antimodernité des Incandescentes : nous sommes dans « une civilisation de la perte ». Nous avons perdu l’essentiel, « du silence à l’oxygène, du temps à l’équilibre mental, de l’eau à la pudeur, de la culture au règne des cieux ». Nous avons perdu ce qui donne sens à notre vie et la capacité de créer de la beauté. Toutefois, si toutes deux ont éprouvé la nostalgie — nostalgie de la patrie perdue pour María Zambrano, nostalgie de « l’autre monde » pour Cristina Campo —, celle-ci n’aboutit pas à une crispation passéiste stérile mais devient au contraire une source d’inspiration féconde, à l’instar du poème emblématique de Baudelaire, Le Cygne.

Antimodernes, les Incandescentes ne croient pas à une restauration du passé. Leurs écrits plaident plutôt pour une civilisation nouvelle qui passe par une renaissance de la vie spirituelle et de la pensée poétique face à la pensée calculante qui domine le monde actuel.

 

Sans vouloir donner du grain à moudre à cette triste lubie du moment qui consiste à penser le monde en terme de « genre », je ne peux m’empêcher de voir une qualité intrinsèquement féminine dans la pensée des Incandescentes. C’est peut-être simplement ce « secret » dont elles se parent, cette façon dont elles mettent leurs personne de côté, comme si elles n’étaient elles-mêmes que l’ombre de leur Verbe. Ce type de voix ne peut-elle être que féminine ?

 

Le vocable « secret », dans l’essai de María Zambrano Pourquoi on écrit, désigne l’objet de l’écriture, ce qu’il faut écrire, « ce qui ne peut se dire à cause de la trop grande charge de vérité qu’il renferme », « la vérité de ce qui se passe dans le sein secret du temps ». Les Incandescentes se rejoignent dans leur conception de l’écriture, et a fortiori dans leur poétique.

La vérité dont elles sont porteuses et qu’il s’agit de dire ne leur appartient pas, elle procède du travail du langage dans le sein secret du temps que Dieu seul connaît dans sa totalité, comme le savait le Qohélet (3-10). Chez l’écrivain authentique, cette vérité émerge des grandes voix qui l’ont précédé, qu’il écoute dans sa solitude, ces voix du passé vibrant à travers sa propre singularité.

Écrire nécessite une forme d’impersonnalité en ce sens que l’ego est mis de côté, en effet, pour faire taire ses passions et surtout sa vanité. Tous les grands écrivains, qu’ils soient homme ou femme, ont vécu cette expérience spirituelle, cette sortie de soi, de sorte que les expériences vécues, les sentiments éprouvés ne sont nullement refoulés mais transposés dans une dimension universelle. De telles voix ne sont pas spécifiquement féminines. La théorie du genre à laquelle vous faites allusion constitue l’un des ultimes avatars de la métaphysique occidentale qui veut maîtriser le monde, les êtres et les choses en les enfermant dans la définition, ou, pour le dire avec Laurent Fourquet, (dans Le Christianisme n’est pas un humanisme), la détermination.

 

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Cette théorie croit pouvoir établir une égalité absolue entre les hommes et les femmes au moyen de l’indifférenciation. Or la féminité se vit, elle est une composante de la vie qui échappe à la détermination. Selon la théorie du genre, la féminité serait une construction culturelle productrice de stéréotypes, mais est-il possible d’établir mathématiquement la part d’inné et d’acquis dans la différenciation sexuelle, dans la manière dont chacun vit sa féminité ou sa virilité qui demeure, en dernière instance, toujours singulière ?

Au départ, j’ai entrepris l’écriture de ce livre sans un seul présupposé idéologique, comme je l’ai expliqué plus haut. Á l’arrivée cependant, je me suis posé deux questions : pourquoi María Zambrano et Cristina Campo, ces deux grandes penseuses poètes, sont-elles à ce point inconnues hors de leur pays respectif, pourquoi les féministes ne s’intéressent-elles pas à elles ?

En premier lieu, j’avancerai l’hypothèse que la philosophie occidentale a été pensée par et pour les hommes et que le monde de la philosophie reste un monde d’hommes. Certes, il existe des femmes philosophes, certaines reconnues comme Simone Weil et Hannah Arendt, mais je n’en vois aucune qui ait eu la même influence ni atteint la même notoriété qu’un Heidegger, un Derrida, alors que Simone Weil et María Zambrano sont à leur hauteur, voire supérieures à eux.

 

L’intelligence animée par la volonté de maîtrise, le désir de pouvoir, ont conduit la métaphysique occidentale qui a rejeté l’amour comme l’écrit María Zambrano dans L’Homme et le divin, à des apories, et d’aporie en aporie, à sa décomposition.

 

En second lieu, il faut souligner que le féminisme, idéologie dérivée de la métaphysique occidentale, repose sur tous les présupposés de cette métaphysique. Les féministes veulent que les femmes prennent part à la maîtrise du monde et de la condition humaine, de ce fait, la revendication légitime d’émancipation s’est orientée vers la revendication du pouvoir, surtout à partir de Simone de Beauvoir qui est plus une idéologue qu’une philosophe.

Or les Incandescentes remettent en cause cette métaphysique, leur propre présupposé relève de la pensée chrétienne : « Il n’y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ » (saint Paul, Ga, 3-2), ce qui signifie que la dignité de la femme est ontologiquement égale à celle de l’homme, antécédente à l’ordre social, que c’est à la société de s’organiser de manière à respecter cette dignité alors que selon la métaphysique occidentale, la dignité de la femme dépend de l’organisation sociale. Les Incandescentes ne désirent pas le pouvoir mais avant tout la liberté intérieure, la possibilité de penser indépendamment des idéologies dominantes, de quêter par soi-même la Vérité. L’exercice du pouvoir limite cette liberté, il contraint à se positionner par rapport à ces idéologies, à renoncer au moins partiellement à cette liberté intérieure.

 

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Parce qu’elles ont atteint cette liberté, elles ont pu élaborer une pensée neuve qui revivifie la pensée chrétienne, qu’incarne la splendide métaphore de Cristina Campo, l’aile pourpre de la parole. Issue du Cantique spirituel de saint Jean de la Croix, cette métaphore est commentée par le saint poète lui-même : « La pourpre en l’Écriture sainte désigne la charité, et d’elle se revêtent et se servent les rois. ». « L’aile pourpre de la parole » nous place au cœur de la pensée des Incandescentes, au lieu le plus profond qui les relie : la quête de la Vérité demande une intelligence animée par l’Amour.

L’intelligence animée par la volonté de maîtrise, le désir de pouvoir, ont conduit la métaphysique occidentale qui a rejeté l’amour comme l’écrit María Zambrano dans L’Homme et le divin, à des apories, et d’aporie en aporie, à sa décomposition. C’est là une réponse possible à votre question. Parce que les femmes sont restées pendant des siècles à l’écart de l’élaboration d’une métaphysique qui conduit le monde à sa perte, elles sont peut-être les mieux placées pour élaborer une pensée où jamais ne se décolore l’aile pourpre de la parole.

 

La question du langage est au centre de leur pensée. Il y a chez elles ce souci constant de se soustraire suffisamment pour trouver une parole qui soit source pure, une parole capable de refaçonner le mythe. J’ai été frappé notamment par les vers de Campo, peu connus en France, qui sont d’une beauté presque « antique ». Vous faites remarquer que, pour Simone Weil, la seule fonction noble du langage est théogonique: il s’agit d’établir le rapport entre les choses. Aujourd’hui le langage est quotidiennement corrompu, à travers ce babil constant du monde, les réseaux sociaux, etc. Quelle solution proposent les Incandescentes pour remédier à cet appauvrissement ontologique du langage ?

 

L’expression « proposer une solution » appartient, il me semble, à cette métaphysique de la maîtrise dont j’ai parlé, et j’ai répondu partiellement à cette question précédemment. Il n’y a pas de « solution » définitive à cet appauvrissement du langage, surtout aujourd’hui où les réseaux sociaux, vous avez raison de le souligner, contribuent à l’appauvrir davantage. Les Incandescentes n’ont pas connu l’ère du numérique, elles ont affronté la corruption du langage à travers les propagandes totalitaires fasciste et stalinienne, et aussi à travers une propagande tout autant totalitaire mais infiniment plus sournoise, celle de la démocratie occidentale, de la société marchande, dont la puissance de corruption se dissimule sous le vocable « publicité ».

Cristina Campo était très sensible à cette propagande : « tous les murs de la métropole crient à l’homme quelle musique il devra aimer, quelle maison désirer, quelle femme accueillir dans ses rêves » écrit-elle dans Les Impardonnables. Elles n’ont pas connu le phénomène de la novlangue, la langue du management, langue de la technocratie totalitaire, parlée aujourd’hui par tous ceux qui détiennent ne serait-ce qu’une parcelle de pouvoir, hommes et femmes politiques, communicants des entreprises, intellectuels en vue, journalistes, et même les petites mairies rurales.

 

Le legs du passé est à portée de main, c’est l’aspect positif des nouvelles technologies, nous pouvons puiser dans les trésors de l’hellénisme, de la civilisation chrétienne, dans l’immensité de la littérature jamais épuisée.

 

Il n’y a pas de « solution » contre la puissance de cette novlangue, seulement un combat à mener, contre elle et en marge d’elle. Nul doute que les réseaux sociaux contribuent à restreindre la vie intérieure et par là même, la liberté que j’évoquais précédemment. Les Incandescentes ont vécu intensément cette vie intérieure, c’est dans cet espace de liberté inaliénable qu’il est possible de retrouver les sources premières, philosophiques, théologiques, littéraires. Le legs du passé est à portée de main, c’est l’aspect positif des nouvelles technologies, nous pouvons puiser dans les trésors de l’hellénisme, de la civilisation chrétienne, dans l’immensité de la littérature jamais épuisée.

Avec nos modestes moyens, nous pouvons forger une langue dont la beauté triomphe de la corruption du langage, faire croître un autre monde invisible qui se montrera quand le monde actuel s’effondrera. Encore faut-il être capable de prendre la décision du retrait, du silence, de l’invisibilité, à l’écoute des grandes voix qui nous ont précédés.

 

Vous faites référence à ce passage de sa correspondance à Margherita Pierracci (« Mita ») où Campo s’interroge sur la télévision et notamment sur ces images dédoublées, parasitées, que nos vieux écrans cathodiques occasionnaient parfois. Par une sorte d’intuition poétique elle s’interroge sur ces anti-mondes que la technique insinue dans la réalité. Toutefois elle semble aussi s’en amuser, peut-être par une sorte d’aspiration futuriste qui la rendrait également admirative de ces marges de la réalité…

 

On ne peut pas dire que Cristina Campo s’amuse de cette expérience. Ce passage illustre ses réticences par rapport au progrès technique. Dans les années 60, la télévision commence à s’imposer, c’est une machine nouvelle dont les dysfonctionnements l’effraient : « Je ne fais pas attention à ce que je vois — c’est l’appareil qui m’intéresse. Quand il ne marche pas très bien […] les images se décomposent en autant de corps astraux… C’est quelque chose de terrifiant, comme si on voyait l’âme se détacher du corps, et le corps lui-même n’être plus qu’un voile » écrit-elle à son amie Mita.

Cette vision est « poétique », comme vous dites, mais justement, Cristina perçoit d’instinct le danger de cette « poésie ». Ce que révèle la machine détraquée, c’est son pouvoir d’altérer notre représentation du monde et d’autrui, de conditionner notre regard, en d’autres termes de nous plonger dans un monde désincarné qu’on risque de prendre pour le réel.

Si la machine télévisuelle semble poétiser d’elle-même, son esthétique du chaos pourrait correspondre à l’esthétique moderne contre laquelle s’insurge la poétesse : « L’art antique est synthétique, l’art moderne analytique ; il donne la préséance à la décomposition comme il sied à une époque nourrie de terreur. Car la véritable attention ne conduit pas, comme on pourrait le croire, à l’analyse, mais à la synthèse qui la résout, au symbole et à la figure — en un mot, au destin. » écrit-elle dans Les Impardonnables.

 

Propos recueillis par Marc Obregon

 

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