Vous avez été l’élève de Raymond Ruyer. Pouvez-vous revenir sur cette époque et sur la personnalité du philosophe qui semble loin de l’image austère qu’on lui donne parfois ?
Ruyer fut pour moi un professeur exceptionnel. Il impressionnait par l’étendue de ses connaissances aussi bien philosophiques que scientifiques et économiques, en histoire, littérature, musique et peinture. Il avait un sens de l’humour très développé et pouvait citer un conte d’Alphonse Allais dans ses cours. Il riait de bon cœur et ne se prenait pas au sérieux. Il écoutait les étudiants et les mettait à l’aise : « Vous pouvez parler de vos goûts inavouables pour le roman policier, la littérature à l’eau de rose ou la chanson populaire » ; il ne pontifiait pas ; il était malicieux mais toujours bienveillant. Il enveloppait dans un même mépris les lieux communs traditionnels et les idées en vogue.
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Vers les années 1965 la vague structuraliste commença à envahir le monde intellectuel français avec Althusser, Barthes, Foucault, Lacan, etc. La linguistique et la psychanalyse lacanienne étaient perçues, par certains, comme les modèles des sciences humaines avec la sociologie de Bourdieu qui commençait à sévir auprès des étudiants (Les Héritiers et La Reproduction). On parlait sur le campus d’Henri Lefebvre, professeur à Nanterre, et de Marcuse que peu avaient lu. À quelqu’un qui lui assurait que cela serait passager, il répondit : « Détrompez-vous, nous en avons pour trente ans. Pendant trente ans nous entendrons répéter que, désormais, nul n’aura de l’esprit que nous (les structuralistes) et nos amis ». Bref, l’époque jargonnait. Chez Ruyer, la philosophie est science et non l’abus d’un langage conçu pour cet abus même, c’est sans doute aussi pour cela qu’il a été ignoré du grand public. Il développait une pensée subtile, hors normes, qui nécessite une attention soutenue mais qui reste toujours claire.
Le discours social de Raymond Ruyer est sans doute la partie la moins connue de son œuvre, qui a été occultée par le succès de sa fameuse Gnose de Princeton. Pourtant comme vous l’expliquez dans votre livre, ces deux aspects sont en réalité travaillés par les mêmes grands axes dialectiques. Pouvez-vous revenir dessus ?
Sa critique sociale est reliée, à mon avis, à sa philosophie par la théorie des valeurs que l’on trouve dans deux ouvrages sur le thème des valeurs publiés en 1948 et 1952. Il pensait que nous sommes « appelés » par les valeurs qui existent hors de nous et que nous les incarnons : le vrai et le faux, le bien et le mal, le beau et le laid. Une lecture superficielle de Nietzsche (que Ruyer n’appréciait pas beaucoup) avait promu l’idée de renversement des valeurs. Certains artistes, mais peut-on encore parler d’artistes, déclaraient que le laid était plus intéressant que le beau. Ruyer était résolument opposé au relativisme qui semble devenu la doxa du monde actuel, du moins en Occident. [...]
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