Que s’est-il passé le 23 mars 2018 au Super U de Trèbes, dans l’Aude ?

C’était une journée tout à fait normale. Je fais l’ouverture du magasin comme tous les matins donc je fais pas mal d’allers-retours entre l’extérieur et l’accueil pour contrôler les véhicules de location. Quand le terroriste est entré, j’ai entendu un premier claquement qu’on a tous pris pour un claquement de palettes. En réalité, c’était le premier meurtre. Il venait d’abattre Christian, le boucher à la caisse 10 mais personne n’a réagi car la caissière n’a pas crié. Ensuite, le terroriste parlait fort pour attirer l’attention mais personne ne réalisait ce qu’il se passait. Il s’est avancé au niveau des caisses du milieu, là où les clients se faisaient encaisser. L’un d’eux a répondu au terroriste, Radouam Ladkim l’a abattu.

C’est à ce moment-là que j’ai levé la tête. J’ai vu un bras qui tenait une arme et qui tirait en l’air. Je me suis baissée et j’ai juste eu le temps de réfléchir à un endroit où je pouvais m’enfuir, sans trouver de solution. J’ai entendu sa voix qui se dirigeait vers moi. Il m’a trouvée tout de suite derrière le bureau. « Tu es mon otage, je ne vais pas te faire de mal. Appelle la police ». Il m’expliquera cinq minutes plus tard que son but était de mourir en martyr face aux forces de l’ordre en faisant le maximum de dégâts possibles dans leurs rangs. Je me suis donc exécutée et j’ai glissé le téléphone dans ma poche en laissant la ligne ouverte pour garder un lien avec l’extérieur.

« Pour l’État, il faut que les victimes coûtent le moins cher possible donc on se retrouve dans une position de quémandeurs d’aides. »

Julie Grand

Le terroriste m’a raconté ce qu’il avait fait juste avant, puis les meurtres qu’il avait commis. C’est là que j’ai pris pleinement la mesure de la situation. J’ai utilisé mes connaissances de communication et de gestion de crise pour conserver son respect sans le défier jusqu’à l’arrivée des forces de l’ordre.

Lorsqu’ils sont arrivés, les gendarmes ont formé un petit groupe de l’autre côté des caisses et ils ont avancé dans notre direction en nous tenant en joue. C’est là que la situation est devenue extrêmement tendue. Le terroriste s’est glissé derrière moi, a posé son arme sur mon crâne et pointé le couteau sur mon côté. L’échange avec le peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie était très tendu. Je sentais l’arme qui tremblait sur mon crâne et je sentais que la balle allait fuser. C’est à cet instant que j’ai entendu un homme s’écrier : « Vos gueules les gars, je prends ! » C’était Arnaud Beltrame qui s’avançait et engageait la conversation avec le terroriste. Il s’y prenait de manière très fine et choisissait très bien ses mots. Beltrame a fait la seule chose qu’il y avait à faire pour éviter un mort de plus parmi les civils : proposer un échange.

Vous racontez voir Arnaud Beltrame dans un nuage de lumière, comment l’expliquez-vous ?

Ce n’est pas du tout mystique mais c’est vrai que comme Arnaud Beltrame se trouvait entre les caisses et la baie vitrée du magasin, il y a eu un beau rayon de soleil à ce moment-là. Effectivement, il est apparu dans la lumière.

Pourquoi écrire un livre alors que l’épisode que vous avez vécu a été ultra-médiatisé ?

Parce qu’il a certes été très médiatisé mais tout ce qui était dit ne me plaisait pas forcément. Je voulais y apporter mon témoignage et le graver dans le marbre, le donner à la société parce que j’avais le sentiment que je le devais à Arnaud Beltrame.

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Vous racontez votre chemin de croix au lendemain de cet épisode. Vous êtes-vous sentie abandonnée par l’État ?

Oui. Pour l’État, il faut que les victimes coûtent le moins cher possible donc on se retrouve dans une position de quémandeurs d’aides. On se retrouve très isolé et on nous envoie vers des solutions locales pas très compétentes. On a le sentiment qu’on nous demande de vite se recycler et de débarrasser le plancher. Dans le processus d’indemnisation, j’ai ressenti qu’on minimisait ce que j’essayais d’expliquer pour que je coûte le moins cher possible.

Quels ont été les mots que vous avez pu échanger avec la femme d’Arnaud Beltrame ?

Marielle Beltrame m’avait écrit quelques semaines après l’attentat. Sa lettre n’était pas très longue mais très douce et délicate. Elle m’invitait à ne pas culpabiliser et me disait que son époux avait agi conformément à ses valeurs. J’ai voulu répondre à sa lettre mais je n’y arrivais pas. J’ai réussi à lui écrire une lettre qui avait du sens qu’un an après. Puis, on s’est rencontré. C’était un moment extrêmement important car elle voulait me dire qui était Arnaud Beltrame et cela a confirmé les choses que j’avais ressenties. Je voulais aussi lui dire ce que j’avais vu de l’action et du professionnalisme de son époux. Pour toutes le deux, ce moment a été essentiel. C’était délicat car dans ma tête, c’était la femme qui devait le plus me détester au monde.

Quel a été votre cheminement vers la foi et en quoi celle-ci vous a aidée à surmonter les épreuves que vous traversiez ?

J’étais une scientifique convaincue, pas du tout catholique bien que mes parents aient été baptisés. Au lendemain de l’attentat, je cherchais des moyens de me reconstruire et d’apaiser mon quotidien. La toute première chose qui m’a conduit vers l’acceptation de la foi, c’est un livre sur la résilience qui explique que ceux qui cultivent une certaine forme de spiritualité se remettent mieux des épreuves de la vie.

« Je me suis tourné vers la prière et celle-ci est devenue indispensable au quotidien. »

Julie Grand

Dans les années qui ont suivi, les barrières qui me séparaient de la foi ont cédé. J’ai croisé de vieux amis très cartésiens qui avaient accepté la foi quelques années auparavant et qui me disaient de prier. Et plus tard, j’ai croisé un prêtre qui connaissait très bien Arnaud Beltrame. J’ai appris que, lui aussi, à 30 ans passés, s’est tourné vers la foi. Je me suis tourné vers la prière et celle-ci est devenue indispensable au quotidien. Mon traumatisme me fait imaginer 40 fois par jour la prochaine catastrophe qui peut me tomber dessus ou atteindre ma famille, donc la prière me permet de garder espoir.

Qu’attendez-vous du procès qui commence ce mois-ci à la cour d’assises spéciale de Paris ?

Au début j’en attendais beaucoup. J’ai déposé mes questions dans le livre mais maintenant que le procès approche, je fais un gros travail sur moi-même pour me dire qu’il ne faut pas que j’en attende trop car je n’aurais sans doute pas toutes les réponses. Les actes de terrorisme laissent beaucoup de zones d’ombre. Je ressens, comme toutes les victimes d’injustices, le besoin que les choses soient posées sur la table. J’ai hâte que ce procès soit derrière moi.

Chemin de croix

La vie de Julie Grand, caissière au Super U de Trèbes, bascule le 23 mars 2018 lorsque Radouane Lakdim la prend en otage et abat deux de ses collèges sur son lieu de travail. Elle survit au massacre grâce à Arnaud Beltrame, colonel de gendarmerie, qui s’est volontairement substitué à elle pour la sauver. Elle revient sur cet attentat et sur le chemin de croix qu’elle a vécu suite à cet épisode dans Sa vie pour la mienne publié chez Artège. C’est avec une sensibilité déroutante que Julie Grand nous livre son témoignage : le récit d’une victime du terrorisme. Le point d’orgue de sa guérison n’est autre que sa conversion au catholicisme, encouragée par la communauté de Lagrasse où elle a découvert un lieu d’apaisement et de foi qui lui ont permis de surmonter de difficiles épreuves. Au fond, cet ouvrage est l’allégorie d’une résurrection. WG

SA VIE POUR LA MIENNE, JULIE GRAND, Artège, 180 p., 16,90 €