Fin janvier 2023 : mille voix scandalisées font bruisser la sinistre « twittosphère ». En cause, la bande-annonce d’un film qui circule sur la Toile et où l’on aperçoit l’écrivain Michel Houellebecq, nu comme un ver, embrasser goulument une étudiante batave. On parle déjà d’un « porno-arty » dans lequel l’écrivain se livrerait à des actes non-simulés. L’opinion grince et raille, Libération fulmine : Houellebecq sombre dans le malsain, juge-t-on, après avoir pris un « virage à l’extrême droite ». Porno, morale et politique : le bingo du buzz, servi avec un assaisonnement salé – typiquement néerlandais. Quant à la bande-annonce, elle intrigue : l’atmosphère évoque celle d’un docu-fiction dérangeant, quelque part entre le Dogme de Lars Von Trier et le film amateur d’étudiant en art plastique.
L’origine du mal
Et pour cause : annoncé pour le 11 mars, ce moyen-métrage est l’œuvre d’un jeune couple installé à Amsterdam, Stefan Ruitenbeck et Kate Sinha. Cachés derrière un collectif transmédia, KIRAC, acronyme de Keep it real art critics : la réalité des critiques d’art. Tout un programme. Sur leur site, principalement des moyens-métrages bavards où les deux activistes interviewent des sommités de l’art contemporain pour les pousser dans leurs retranchements et leur tirer quelques contre-vérités bonnes à alimenter une très nébuleuse « critique de la critique ». Rien de très subversif a priori, à moins de ne vivre que pour Art Press ou d’avoir investi dans les NFT.
Drôle de rebondissement : le champion des lettres françaises est pourtant lui-même un maître de la communication et un metteur en scène habile de sa propre image
Sauf que depuis quelques épisodes la température est brusquement montée d’un cran, notamment avec cette vidéo consacrée aux émois érotiques de Sid Lukassen, philosophe conservateur bien connu en Hollande et par ailleurs consultant au Parlement européen. Le film, en ironisant sur le rapprochement entre droite et gauche, met entre les mains du philosophe une étudiante gauchiste qui parviendra à le séduire. Il sort contre l’avis de l’intéressé, déclenchant déjà un petit scandale dans les milieux autorisés.
Avec Houellebecq, KIRAC passe à la vitesse supérieure. Lorsque la bande-annonce explose sur le web, Stefan Ruitenbeck répond à toutes les interviews et revient sur les circonstances, qu’on jugera sordides ou navrantes, c’est selon, de l’arrivée du romancier star dans son projet. En contact avec l’écrivain, le couple aurait promis à Houellebecq et à sa femme de lui mettre à disposition quelques groupies pas farouches – pour la plupart des étudiantes en art ou en philosophie, nous dit-on. Une seule condition : les ébats devront être filmés et seront intégrés à leur nouveau film. C’est en tout cas ce qu’affirme le collectif néerlandais. Les ébats sont filmés dans un hôtel parisien et l’écrivain neurasthénique livrera même une belle performance – toujours selon les dires de Ruitenbeck.
L’organe de la fiction
Pourtant, quelques semaines plus tard, l’affaire prend une autre tournure : Michel Houellebecq estime avoir été trompé et intente une procédure judiciaire pour faire interdire le film. Drôle de rebondissement : le champion des lettres françaises est pourtant lui-même un maître de la communication et un metteur en scène habile de sa propre image. Il en a même fait son gagne-pain : après tout, tous les héros de ses romans ne sont jamais que des alter ego, victimes de cette misère sexuelle dont l’écrivain se fait le héraut depuis les années 90.
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Mais voilà : aujourd’hui, à travers la caméra du collectif, le personnage de papier se voit brusquement réinvesti par la chair. C’est comme un retour de bâton : Houellebecq n’est plus une silhouette littéraire, une sorte de Droopy maladif et goguenard, sur lequel on peut tisser à l’infini des intrigues de boulevard, c’est aussi un corps qui bande, un corps qui embrasse. Il faut croire que l’auteur lui-même s’en est ému. Sinon comment comprendre ce brusque revirement ?
L’ère de l’indifférence
Pour Stefan Ruitenbeck, la question vaut à peine d’être posée : « Je ne revendique aucune vérité journalistique ou documentaire avec mes films. Peu importe si c’est vrai ou faux, car il s’agit d’une œuvre d’art » nous confie-t-il. KIRAC, finalement, joue sur un réel devenu illisible, dans le sillage de Debord ou Baudrillard. Il y a bien une tentation situationniste chez KIRAC, qui entend opposer à la prédation du réel par « les élites et les institutions académiques » un véritable terrain de jeu capable de remettre les choses en perspective. Un art du parasitage critique qui remettrait paradoxalement les choses dans l’ordre.
Comme souvent, KIRAC botte en touche, avec ce petit côté agaçant des sales gosses trop doués, des premiers de la classe reconvertis en parangons de l’agit-prop
À l’heure où l’art contemporain n’est plus qu’une crypto-monnaie comme une autre, où les prix Nobel de littérature sont distribués à des tâcheronnes pour leurs services rendus à la sororité, et surtout à l’heure où la pornographie n’est plus produite par de vieux réalisateurs pervers mais par les jeunes filles elles-mêmes, dans l’intimité de leurs chambres et sous le regard de leurs webcams (voir : OnlyFans), le réel n’est plus un étant donné – pour paraphraser Duchamp – mais quelque chose de soluble dans la grande fiction collective et numérique. Dans ce monde de l’indifférencié, des auteurs comme Houellebecq apparaissent comme des survivants, comme des reliquats d’un âge oublié : ces reliquats, KIRAC veut les appâter et les violenter.
Piège en eaux troubles
C’est du moins l’impression que donne Ruitenbeck, toujours prompt à se fendre de longues rengaines idéologiques : « C’est une véritable bataille pour me libérer, pour m’affranchir de ce vieux monde qui se meurt, qui se meurt avec les boomers et tout ce qui a été construit après la Seconde Guerre mondiale. Et cette quête est le sujet même de mon art. C’est le spectacle que vous pouvez voir dans mes films. Et chaque étape de ma quête, comme cette rencontre avec le “vieux monde” Michel Houellebecq (certains sur Internet l’appellent le “dernier véritable être humain”), fait partie de ma quête. Et ce personnage, Michel Houellebecq, est empêtré dans cette prétendue séparation entre lui et sa littérature. Il pense que l’art n’est plus aussi pertinent. Il s’efface. Il n’obtient pas le prix Nobel. Alors il sort et dit, en tant que lui-même, les mêmes choses que ses personnages dans ses livres ont déjà dites. Parce que les personnages ont perdu de leur puissance » explique Ruitenbeck avant d’ajouter : « Et il voit maintenant ce qui se passe s’il le dit lui-même. Et tout le désir de devenir un artiste érotique, d’utiliser son corps réel au lieu de mots sur du papier, fait partie de sa propre bataille artistique. »
Sophismes et coquecigrues
KIRAC sait manier le concept et déploie sans vergogne un art du sophisme abrasif. Kate Sinha s’affiche comme la grande théoricienne du collectif et elle produit sur commandes plusieurs textes et réflexions qui sont publiées sur leur site. On y croise Ayn Rand, apôtre du libertarisme à l’américaine. Un modèle ? Même pas. « Je pense que seul un imbécile peut prendre Ayn Rand au sérieux, nous affirme Kate Sinha. Mais c’était tout de même fascinant de découvrir en quoi consiste exactement la stupidité de sa construction intellectuelle et idéologique. » Dans un autre article, elle compare Jeff Koons à Robespierre. Tous les deux seraient les apôtres d’un « moralisme sécularisant sans autre issue qu’un opportunisme sans fin. » « Robespierre, martèle Kate, c’est ce symbole du moment terrifiant où quelque chose d’apparemment sans fin, sans limites, arrive à sa fin ».
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Comme souvent, KIRAC botte en touche, avec ce petit côté agaçant des sales gosses trop doués, des premiers de la classe reconvertis en parangons de l’agit-prop. Stefan renchérit : « KIRAC est un pur produit du monde de l’art et de la pensée postmoderne. J’ai commencé en tant qu’artiste faisant de l’art contemporain pour les galeries, les collectionneurs d’art et les musées. Puis j’ai décidé de faire des films en partant de cette position. En pointant ma caméra sur ma petite amie, qui est archéologue : elle a commencé à discuter de l’art moderne comme s’il s’agissait de découvertes archéologiques. C’était très efficace. C’est le premier épisode de KIRAC. Espérons que nos films sauront dépasser notre propre post-modernisme et résister à l’épreuve du temps. Mozart était aussi un produit de son époque. Michel Houellebecq est un pur boomer français. Mais il ne s’agit pas que de cela. Nous présentons également diverses idées semi-anachroniques ou ataviques. Dans les épisodes 19 et 20, nous proposons l’idée du portrait hardcore pour rendre l’art à nouveau intéressant, par opposition à toutes les merdes abstraites et politiques ennuyeuses que l’on voit dans les foires d’art internationales comme ArtBasel. »
Le coup médiatique du mois
Alors, KIRAC, c’est quoi au juste ? On n’en sait pas beaucoup plus, même après plusieurs jours d’échange. Tumeur cancéreuse de la post-modernité, pornographie situationniste, ou simplement boutade de petits malins en mal de reconnaissance ? On finit par croire ce pauvre Michel Houellebecq, qui a sans doute péché par orgueil et par vice : il aura été floué, trompé par là où il a péché. Finalement, les techniques d’approche de KIRAC ressemblent bel et bien à du maquerellage et à du chantage sexuel. Une technique qui a fait florès dans l’art contemporain – Benjamin Griveaux en sait quelque chose. En tout cas KIRAC a réussi son coup : créer le buzz à n’importe quel prix, cette manie contemporaine.