L’esthétique des années 80 est aujourd’hui recyclée à l’infini, souvent de façon fantasmatique. Vous évoquez volontiers l’avènement d’un esthétique publicitaire, que l’histoire du cinéma semble avoir retenue mais qui est finalement très minoritaire dans le corpus cinématographique des années 80… pouvez-vous revenir sur ce paradoxe ?
Dans les années 80, période du clip et de la publicité triomphante (avec des budgets toujours plus conséquents et même une catégorie éphémèrement créée aux Césars, en 1985 et 86), l’esthétique publicitaire est perçue comme une nouveauté (même si certains films antérieurs peuvent annoncer ce travail sophistiqué sur la lumière et sur la couleur) ; un cinéma “branché” en adéquation avec la période. L’histoire retient souvent ce qui est perçu comme une avancée, y voyant une traduction de l’époque. Et même si le corpus de films est mineur, des œuvres comme Diva, Subway ou Le Grand Bleu ont été des succès populaires, ce qui va participer à figer cette idée que la période est étroitement liée à cette mouvance.
Quel serait selon vous le film ou le réalisateur qui symbolise le mieux cette décennie ?
Quitte à être polémique, je pense que la personne qui représente le plus la période est… Gérard Depardieu avec ses trente films et ses neuf nominations aux Césars pour la seule décennie des années 80. Depardieu est partout et surtout, il arrive à faire le grand écart entre Zidi et Pialat, entre Veber et Wajda. Il est à l’aise dans le cinéma estampillé « esthétique pub » (La Lune dans le caniveau) et dans le cinéma nettement plus classique, presque patrimonial, de Claude Berri (Jean de Florette). Il faut sans doute revenir au Belmondo des années 60 pour retrouver une palette aussi large de cinéma. Et en plus, il réalise son seul film dans la décennie, Le Tartuffe d’après Molière en 1984.
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Vous affirmez que c’est une décennie paradoxale, puisqu’elle s’inscrit à la fois dans une sorte de fièvre socialiste avec le Mitterrandisme mais que c’est aussi la décennie du fric tout puissant, du capitalisme triomphant et d’une paupérisation galopante des classes moyennes… comment le cinéma français de l’époque a su incarner ces différents paradoxes ?
Au niveau des grands pays occidentaux, l’arrivée de la gauche au pouvoir en France est en quelque sorte une anomalie : la période est surtout marquée par la victoire des néo-conservateurs, Reagan aux Etats-Unis, Thatcher en Grande-Bretagne ; même l’Allemagne repasse à droite en 1982 avec Helmut Kohl de la CDU. Et d’ailleurs, après la période d’euphorie de 1981, vient le tournant de la rigueur et l’ouverture vers un certain libéralisme en1983 (trahison pour les uns, retour de bâton de la réalité pour les autres). Les grandes réformes des années 81 et 82 ont sans doute permis au cinéma de s’ouvrir sur des nouvelles représentations, celle de l’homosexualité (dépénalisée en 1982) ou celle des immigrés (également en réaction à la montée de Front national) avec comme point d’orgue le succès de Black Mic Mac et le César donné à l’acteur ivoirien Isaach de Bankolé. Mais la crise est là et bien là, même si elle est peu montrée au cinéma, en tout cas dans ses conséquences sociales (dans Etats d’âme, film avec lequel j’ouvre le livre, la crise est morale pour les anciens de 68, déçus du Mitterrandisme). Mais dans cette décennie, il y a également la puissance de la publicité où l’argent coule à flots, la figure de Bernard Tapie en homme d’affaires à l’américaine ou tout simplement le cinéma américain de l’ère Reagan (très loin de Nouvel Hollywood) qui va devenir majoritaire à la fin de la décennie (55% des films vus en 1989 sont américains), un cinéma de l’individu, de la réussite personnelle et du matérialisme.
Parmi les oubliés de cette décennie, je trouve que l’on ne rend pas suffisamment grâce à Pierre Granier-Deferre, qui réalise avec Une étrange affaire son film le plus fort et le plus troublant (L’Etoile du Nord, d’après Simenon, est également très bien).
En repensant à votre question, je me dis qu’un film comme Un monde sans pitié, véritable phénomène de société, fait sans doute le lien entre les deux énergies, d’une manière pervertie (si j’ose dire) : un film de la crise morale, de l’après-idéologie, de l’après-politique, un cinéma qui met l’accent sur un destin individuel mais pas dans une vision conquérante comme aux Etats-Unis mais sur un mode plus resserré, juste pour arriver à survivre dans un monde hostile, avec l’amour comme seul salut. Le film de Rochant traduit sans doute un pessimisme très français.
Le cinéma des années 70 a été marqué par la Nouvelle Vague, par une politique des auteurs et par une volonté politique subversive. Qu’en est-il du cinéma des années 80 ? Ne correspond-il pas à un début de normalisation ?
Comme je le disais précédemment, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir et le tournant de 1983, une large partie de la gauche, la plus radicale, a d’une certaine manière la gueule de bois. De facto, l’heure n’est plus vraiment à la contestation et cela se ressent dans le cinéma, le cinéma politique qui avait fait les années 70 (et même avant, possiblement depuis La Chinoise de Godard en 1967) a largement disparu. De même, vous avez sans doute raison, le cinéma revient à plus de classicisme et de consensus, cela se ressent dans les César qui célèbrent par exemple La Balance, Les Ripoux, Trois hommes et un couffin, qui traduisent une volonté de mettre à l’honneur des films populaires. Il y a sinon Tess, Le Dernier Métro, Au Revoir les enfants, des œuvres majeures mais de facture relativement classique, d’avant la Nouvelle Vague. Par ses choix radicaux, Thérèse peut presque figure d’exception, même si dans le genre, on est tout de même loin de Providence, plus expérimental encore.
La mémoire du cinéma est parfois cruelle et sélective. Quels sont selon vous les grands oubliés des années 80, films, acteurs ou réalisateurs ? Je pense notamment à Baxter ou La Passion Béatrice, que vous citez et qui sont aujourd’hui aux oubliettes…
Parmi les oubliés de cette décennie, je trouve que l’on ne rend pas suffisamment grâce à Pierre Granier-Deferre, qui réalise avec Une étrange affaire son film le plus fort et le plus troublant (L’Etoile du Nord, d’après Simenon, est également très bien). De la même génération que les cinéastes de la Nouvelle Vague, mais catalogué à l’exact opposé dès son premier film, ce cinéaste n’a pas été jugé à sa juste valeur par la critique. J’ai une tendresse particulière pour Extérieur, nuit de Jacques Bral qui, lui, parle avec beaucoup de justesse de la crise sociale et de la crise morale de ce début des années 80. On a tendance également à oublier Quelques jours avec moi de Claude Sautet, coincé entre les grandes œuvres des années 70 et la dernière période, tout en épure et en subtilité, des années 90.
Les années 80 correspondent également à l’avènement d’un polar à la française, marqué par un certain nihilisme et un discours politique assez marqué…
En France, la mode du polar date peut-être de Touchez pas au grisbi en 1954. Ensuite, il y a eu Melville, Deray et bien d’autres. Dans les années 80, parmi les nouvelles thématiques qui apparaissent, celle qui met en question l’autodéfense, suite au sentiment d’insécurité qui monte, n’est pas la moindre.
La célébration de la Révolution française a marqué le désir pour l’État de faire société et que toute la nation se retrouve derrière une histoire commune, à défaut d’avoir un destin commun.
De nombreux films explorent cette problématique qui devient vite politique. Le cas de Ne réveillez pas un flic qui dort le prouve au premier degré, avec un Delon voulant faire amende honorable pour ses amitiés avec Jean-Marie Le Pen qui combat une sorte de société secrète d’autodéfense d’extrême-droite. Autre point intéressant : en 1970, avec Un condé, Yves Boisset choquait en parlant de violences policières et en faisant le portrait d’un policier jouant avec les limites de la loi. Dans les années 80, on fait un film qui s’appelle Les Ripoux, où des policiers, à la probité plus que douteuse, maltraitent des prévenus (en donnant des coups avec des annuaires parce que cela ne marque pas les visages) et c’est une comédie familiale qui ne choque plus personne – comme si dans l’opinion, la cause était entendue.
Quel est selon vous le marqueur culturel de la fin des années 80 et qui marque l’entrée dans un autre paradigme, celui des années 90 ? Vous évoquez notamment la commémoration en grande pompe de la Révolution Française…
Bonne question qui demanderait sans doute d’y répondre plus longuement que ce simple retour. La célébration de la Révolution française a marqué le désir pour l’État de faire société et que toute la nation se retrouve derrière une histoire commune, à défaut d’avoir un destin commun. Le grand film du bicentenaire (La Révolution française en deux époques) n’avait rien d’hagiographique sur le sujet, montrant non seulement les excès de la Terreur, mais bien avant, des faits peu reluisants à mettre du côté de la Révolution (les massacres de septembre pour ne citer que ceux-là).
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Cette vision complexe et contrastée est héritée des années 60 et 70, période durant laquelle la vision de l’Occupation a changé (voir l’importance du Chagrin et de la Pitié), et le sujet de la guerre d’Algérie a été très critique sur les actions des autorités et de l’armée française. Ajoutez à cela la fin de la question politique (accentuée par la chute du mur de Berlin), et vous obtenez un cinéma des années 90 qui ne met plus du tout l’accent sur le politique et le social (qui reviendra à partir des années 2000 avec Laurent Cantet, puis Stéphane Brizé notamment), un cinéma qui va se focaliser du côté du sociétal et des histoires intimistes (très cinéma d’auteur à la française). Ou sinon, le cinéma français va continuer de creuser le sillon de ce qui a toujours fait son essence, les films en costumes, les adaptations littéraires et cela donnera notamment Cyrano, Madame Bovary, Tous les matins du monde, La Reine Margot, Germinal.
