Au mois de mai 2022, le ténor français Roberto Alagna, et son épouse et partenaire, la polonaise Aleksandra Kurzak, tiraient leur révérence et renonçaient à jouer dans la mise en scène de Tosca programmée au Liceu, l’opéra de Barcelone, pour le mois de janvier 2023. En cause, les choix esthétiques du metteur en scène espagnol Rafael R. Villalobos, jugés trop transgressifs et de « mauvais goût ».
Du 4 au 21 janvier, l’opéra de Barcelone devait en effet accueillir les amours de Tosca (Kurzak) et de son amant Cavaradossi (Alagna) dans le chef-d’œuvre de Puccini, une co-production portée par le Théâtre Royal de la Monnaie (Belgique), le” Gran Teatre del Liceu (Espagne), le Teatro de la Maestranza de Séville (Espagne) et de l’Opéra Orchestre National de Montpellier. La mise en scène a été jouée pour la première fois en juin 2021 à Bruxelles et coche en effet toutes les cases de la transgression selon les termes du catéchisme progressiste.
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Le metteur en scène Villalobos s’est saisi d’un prétexte – la présence, en arrière-plan de l’intrigue, des institutions romaines de l’Église catholique, puisque l’histoire se passe à Rome, à deux pas du Vatican – pour construire son interprétation personnelle de l’œuvre, entièrement concentrée sur l’Église vue comme outil de domination politique et d’oppression morale. Quelle audace, quelle originalité, quelle inventivité ! Pour appuyer son propos, Villalobos multiplie tout au long de l’opéra des allusions à Pasolini, et à son film le plus sulfureux, Salò ou les 120 Journées de Sodome, qui dépeint les derniers jours du régime fasciste sombrant dans l’abjection et le sadisme. Villalobos se croit novateur, mais il ne fait qu’user des vieux procédés soixante-huitards qui n’en finissent pas de ressasser leur aigreur contre la beauté du vieux monde.
Dans une interview accordée au site italien Connessiallopera, Roberto Alagna explique avoir initialement donné son accord avec son épouse pour la reprise d’une ancienne production de Tosca, sans plus de détails. Au moment de la présentation de la saison, tous deux ont découvert qu’il s’agirait de la version de Rafael R. Villalobos. Après l’avoir visionnée, ils ont renoncé à y participer. « Avec Aleksandra on ne voulait pas être les otages d’un projet où l’on a affaire à de la violence, du sadomasochisme, de la pédophilie, de la nudité. Des situations totalement incohérentes par rapport à la Tosca de Puccini », a indiqué le ténor français, qui estime que le travail de Villalobos est le comble du « mauvais goût. » Dans la presse polonaise Alexandra Kurzak a été encore plus explicite. « C’est dégoûtant et grotesque. J’ai cru que j’allais mourir de rire quand j’ai vu Scarpia porter un collier de sex-shop autour du cou », a déclaré la soprano polonaise.
Il est heureux que les interprètes aient leur mot à dire, et puissent mettre un frein aux fantaisies débridées des metteurs en scène
Le coup de sang d’Alagna et Kurzak est particulièrement bienvenu et ne peut être que chaleureusement salué. Il est heureux que les interprètes aient leur mot à dire, et puissent mettre un frein aux fantaisies débridées des metteurs en scène, devenus depuis quelques années des sortes de tyrans incontestés. Il est dans le pouvoir des artistes lyriques de dire non, et de refuser de mettre leur art au service de n’importe quelle mascarade. Qu’ils en soient remerciés.
En effet, qui d’autre qu’eux peut, sans jeu de mots, élever la voix ? Depuis trop d’années, les spectateurs et amateurs d’opéra – dont l’honorable auteur de ses lignes – sont pris en otage par des metteurs en scène peu scrupuleux, au goût douteux et aux perversions à peine dissimulées, qui triturent et martyrisent des œuvres classiques pour les soumettre leurs passions dégradées. Mais que peut, du fond de son fauteuil cramoisi, le pauvre spectateur,
condamné à supporter pendant de longues heures l’étalage des turpitudes de ces pseudo-artistes ?
Rien, ou pas grand-chose, d’autant qu’il a souvent le malheur de découvrir l’étendue des dégâts une fois sa place achetée. Nombreux en effet sont les opéras qui, délibérément, en disent le moins possible sur les mises en scène des opéras programmés, et divulguent au compte-goutte des visuels des représentations, pour éviter d’effaroucher le spectateur –forcément bourgeois – qui risquerait fort de renoncer à prendre sa place devant tant de laideur et d’absurdité. Le spectateur est une victime, ce qui fait le délice de toute une génération de metteurs en scènes, brechtiens de pacotille, qui se réjouissent de torturer ainsi de pauvres âmes éprises de beauté et d’harmonie avec leurs choix de révolutionnaires attardés, qui n’ont pas encore compris que la civilisation classique qu’ils cherchent à abattre est depuis longtemps déjà agonisante.
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L’un des co-producteurs de la fameuse Tosca, le belge Peter de Caluwe a rétorqué que la raison du retrait d’Alagna était à chercher ailleurs : au même moment, le ténor français devait répéter pour une comédie musicale sur Al Capone aux Folies Bergère. De Caluwe ne s’est pas privé pour faire sentir tout le mépris que lui inspire cette œuvre « populaire » interprétée par Alagna, qui n’a jamais fait mystère de son goût pour les productions grand public. Est-ce un
péché ? Le progressiste étant un être fondamentalement snob, peu soucieux de rentabilité puisqu’il vit que de subventions publiques, oui, c’en est un.
Quoi qu’il en soit, par leur refus de travailler avec Villalobos, Alagna et Kurzak ont créé une tempête dans le petit milieu de l’art lyrique. Mais ils ne sont pas des cas isolés. Il ne s’agit pas d’un simple « caprice de diva ». Au mois d’août 2022, la partition a été reprise par le baryton Ludovic Tézier, dans un entretien accordé au journal italien Il Corriere della Sera, à l’occasion de son passage à Vérone, où il incarne Germont, le père du héros Alfredo, dans La Traviata de Verdi. La question de la transmission est un sujet qui obsède Tézier, qui assiste impuissant à la baisse de fréquentation des salles d’opéra misant sur des mises en scène qu’il qualifie pudiquement « d’extravagantes ».
Dans l’entretien, il avoue souvent emmener son fils à l’opéra, qui en sort « souvent un peu désorienté, parce que ce qu’on y chante semble avoir peu de choses en commun avec ce qui se passe sur scène ». L’innovation à tout prix dont font preuve les metteurs en scène vide les grandes œuvres de leur substance, et le jeune public, pour qui l’on fait ces faux efforts de « vulgarisation » ne suit pas. Tézier évoque une représentation de La Traviata montée récemment à Paris, où tout se passe sur les écrans et via SMS entre Violetta et Alfredo. À quoi bon aller à l’opéra, si c’est pour replonger dans la même médiocrité que celle dont est saturée notre quotidien ?
La saine réaction de ces artistes augure-t-elle d’une nouvelle ère, où l’opéra cessera d’être un lieu de propagande, de militantisme politique, de repentance approximative ?
À Vérone, Tézier s’est fait plaisir. La mise en scène est à l’ancienne, les costumes sont superbes et font rêver. Pour preuve, son fils a adoré : « La mise en scène de Zeffirelli, un peu ancienne mode, lui a plu, ainsi qu’à ses amis : ils ont tout compris. Et ils se sont même divertis car, comme dans les séries à costumes, l’attrait est lié aux charmes d’une époque. Les théâtres, toutefois, ne le comprennent pas. Ils font du jeunisme sans se rendre compte que ceux qui écoutent un opéra pour la première fois ont besoin de clarté ».
La dernière protestation en date émane du ténor mondialement reconnu Jonas Kaufmann, par ailleurs grand ami de Tézier avec lequel il vient d’enregistrer un album de duos. Dans une interview accordée au Times au moment de Noël, il dénonce les effets néfastes des mises en scène contemporaines, qui sont selon lui pour beaucoup responsables de la désaffection du public pour l’opéra.
« Nous payons désormais la facture de tout ce que nous avons fait à l’opéra au cours des dernières décennies. Les gens ont découvert qu’aller à l’opéra ne signifiait plus nécessairement passer une soirée divertissante, mais au contraire, avoir ses problèmes constamment jetés à la figure. Ça n’aide pas beaucoup », affirme-t-il avec force.
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Alagna, Kurzak, Tézier, Kaufmann : la saine réaction de ces artistes augure-t-elle d’une nouvelle ère, où l’opéra cessera d’être un lieu de propagande, de militantisme politique, de repentance approximative ? Il arrive un moment où le progressisme finit par toucher ses limites. Aujourd’hui, l’on peut espérer que les chanteurs, sans lesquels il n’y a tout simplement par d’art lyrique possible, refusent de continuer à se prêter au petit jeu mortifère du wokisme et de la laideur.
Il s’agirait d’un juste rééquilibrage. Le metteur en scène a pris une place démesurée dans la représentation d’un opéra. Il ne se contente plus d’interpréter l’œuvre, de lui permettre de prendre vie : il la réécrit purement et simplement. Il faut y voir la marque d’une époque de décadence. Faute de génie propre, ces créateurs incomplets reprennent et remodèlent des œuvres dont le génie les dépasse, à la manière des mauvais compilateurs de l’Antiquité tardive vivant sur l’héritage des Anciens Grecs et Romains.
Ils tentent d’épuiser le génie des siècles passés, tout en étant bien incapables de renouveler et de produire des œuvres du même aloi. Mais la trahison forcenée d’une œuvre ne parvient jamais, heureusement, à conquérir les cœurs. A la suite de ces chanteurs qui font entendre leur saine révolte, il nous faut faire confiance à cette sorte de voix de la conscience artistique qui se fait entendre et finira, espérons-le, par empêcher que les plus beaux opéras subissent encore les derniers outrages.