Vous définissez la pensée de Gómez Dávila comme une « antiphilosophie ». Qu’entendez-vous par ce terme ?
Bien qu’il y ait divers courants dans l’« antiphilosophie », celui auquel se rattache la pensée de Gómez Dávila correspond au plus connu d’entre eux, l’opposition à la philosophie des Lumières que les contrerévolutionnaires, et Joseph de Maistre au premier chef, nommaient pour leur part le « philosophisme ». C’est une condamnation du rationalisme ou plus précisément des prétentions des « philosophes » à trouver la vérité par la seule raison sans l’appui de la foi ou de la coutume, détournant par conséquent la philosophie de la religion et de la tradition. Cette opposition au rationalisme, et particulièrement au rationalisme en politique, est typique de l’attitude conservatrice. On la retrouve notamment à partir des anti- Lumières romantiques en Allemagne jusqu’au conservatisme britannique contemporain d’un Scruton ou d’un Oakeshott dans leur rejet des abstractions et l’insistance sur le concret, l’expérience et la durée. Mais Badiou a récemment repris cette dénomination dans certains de ses séminaires pour qualifier – ou plutôt disqualifier – une manière de penser non-académique et non-systématique, visant en particulier Nietzsche et Wittgenstein – mais qu’il fait remonter à saint Augustin, Pascal, Rousseau et Kierkegaard – penseurs auxquels le Colombien fait fréquemment référence.
Penseur de droite traditionaliste, il n’était pourtant pas patriote à proprement parler. Pourquoi cette indifférence, voire ce mépris, envers la Colombie et le monde hispanique ?
Ce mépris pour tout ce qui vient d’Espagne, et plus particulièrement du monde ibéro-américain, s’origine selon moi dans une sorte de dénigrement typique des élites colombiennes et une identification à la civilisation européenne classique. L’Espagne passe pour attardée, inculte, rustre, anarchique, par contraste avec l’élégance française, la distinction britannique ou la rigueur germanique. C’est très paradoxal car l’Espagne a toujours été admirée par les penseurs et écrivains conservateurs ou « réactionnaires », précisément pour être longtemps restée un ilot de résistance catholique et féodale à la société moderne.
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En outre, il pouvait difficilement apprécier les « patriotes » colombiens ou plus généralement latino-américains, car ce sont des révolutionnaires ayant importé les idées des Lumières, le mercantilisme et l’utilitarisme anglo-saxons dans les anciennes colonies. Celles-ci sont devenues des nations artificielles et chaotiques concentrant tous les maux du progrès sur les ruines de l’Empire. Il aurait donc plutôt été du côté de ceux que l’on qualifiait de « goths » (godos en castillan définissant péjorativement aujourd’hui les conservateurs), défenseurs de la monarchie impériale. Cependant, c’est plus le nationalisme, issu d’une fiction juridique moderne, que le patriotisme ou l’attachement aux « petites patries », qu’il conteste. [...]
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