La loi sur la fin de vie marque-t-elle, selon vous, un nouveau basculement anthropologique après la loi bioéthique et la PMA pour toutes ? Passe-t-on définitivement d’un devoir de soin à un droit à la mort ?
Chantal Delsol : Oui. C’est une étape de plus dans une longue marche qui nous mène du christianisme au paganisme. Tant que tout ne sera pas accompli, ce mouvement ne s’arrêtera pas. Ce que nous vivons, ce n’est pas une rupture mais une continuité logique. On va jusqu’au bout. On ne reviendra pas en arrière. Je me bats pour l’honneur, en sachant que je suis minoritaire. Mais cela en vaut la peine.
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Louis-André Richard : Au Québec, où la loi a été votée il y a dix ans, nous sommes passés de six cas la première année à plus de 5 000 aujourd’hui. L’évolution est irréversible. Il n’y a plus de freins. J’ai assisté à toutes les étapes depuis 2010 et je suis frappé de voir la France emprunter exactement le même chemin. On a affaire à une idéologie programmée. L’autonomie est devenue la mesure de la dignité. On pense honorer la personne en lui donnant tous les moyens de son autodestruction. C’est un piège redoutable. Et ce qui est le plus glaçant, c’est que tout cela s’effectue au nom du bien, au nom de la douceur et de l’accompagnement. On ne tue plus au nom de la race ou de la nation, mais au nom de la compassion. Là est la nouveauté redoutable de notre temps : c’est en croyant faire le bien que l’on institutionnalise la mort.
Le texte est présenté comme une loi de compassion. Est-ce plutôt le triomphe d’un individualisme radical ?
Chantal Delsol : Le passage du christianisme au paganisme s’observe justement à travers ce changement de définition de la dignité. Dans le christianisme, elle est conférée à chaque être humain parce qu’il est aimé de Dieu. Aujourd’hui, elle dépend d’éléments visibles : la santé, l’autonomie, la conscience. Il faut bien compenser l’absence de transcendance. La dignité devient une performance, un statut temporaire.
Louis-André Richard : Ce glissement s’accompagne d’un aveuglement collectif. Le recours à l’euthanasie est désormais banalisé. Mais la population commence à trouver ça louche. Le vocabulaire a été soigneusement calibré : on ne parle plus d’euthanasie, mais d’« aide médicale à mourir ». Cela permet de dissoudre la charge morale du geste. Et surtout, cela permet de faire passer un acte de destruction pour un soin. C’est insoutenable. Le mot « soin » est devenu un faux ami.
Et le pire, c’est que cette confusion s’est instillée jusqu’aux écoles de médecine. Une jeune médecin m’a confié qu’elle avait appris à utiliser la trousse de l’euthanasie, mais jamais les bases des soins palliatifs. Elle a commencé sa carrière en pensant obéir à la loi et à la morale commune. Dix ans plus tard, elle a tout arrêté. Non par foi religieuse – elle se dit agnostique – mais par peur. Peur du poids moral, peur d’un mauvais karma, disait-elle. Elle pressent que donner la mort, même légalement, laisse des traces profondes.
Peut-on parler d’un discrédit jeté sur les soignants ?
Chantal Delsol : Pas sur les soignants en tant que tels, mais sur leur conscience personnelle. Nos contemporains ne supportent plus que des individus prennent des décisions dans des cas exceptionnels. Ils veulent que tout soit encadré par la loi. Cette défiance envers la responsabilité individuelle touche les médecins, les professeurs, les parents… On se méfie de l’arbitraire. On réclame des cadres rigides.
Habermas parlait d’ « eugénisme libéral ». La société ne vous force pas directement, mais vous pousse à faire des choix eugéniques.
Chantal Delsol
Louis-André Richard : Et pourtant, les soignants deviennent meilleurs au contact de la vulnérabilité. Je l’ai observé dans les maisons de soins palliatifs : il s’y crée un lien humain d’une qualité exceptionnelle. Mais à force de légaliser l’euthanasie, on brise ce lien. On transforme le médecin en technicien de la mort. Une autre médecin m’a dit un jour : « Je ne peux plus être vraie avec mes patients. Je ne suis plus qu’une prestataire de service, qui doit injecter à l’heure prévue. »
Que révèle cette guerre des mots ? Est-ce un camouflage du renversement moral à l’œuvre ?
Louis-André Richard : Nous sommes les tristes pères de l’expression « aide médicale à mourir ». Elle a été choisie au Québec pour contourner le Code pénal fédéral qui interdisait l’euthanasie. Cette formule est orwellienne. Elle entretient une confusion dangereuse entre l’accompagnement de fin de vie et l’acte qui provoque la mort. Et depuis que cet acte est qualifié de soin, les jeunes médecins craignent de ne plus pouvoir s’y soustraire. Le soin est censé conserver la vie, non la supprimer.
Chantal Delsol : Il faut ajouter que cette morale nouvelle est purement conséquentialiste. On fait, on observe les effets, et si ça dérape, on tente de corriger un peu. Mais il n’y a plus de principe. Plus rien ne résiste vraiment. La seule barrière qui subsiste, c’est le résultat. C’est fragile. Un exemple récent : le Festival de Cannes a rétabli une forme de pudeur vestimentaire, sans référence à une morale transcendante, simplement parce que l’indécence posait un problème d’image. Voilà la morale d’aujourd’hui : une morale du pragmatisme, sans racines.
Peut-on parler d’un eugénisme compassionnel ?
Chantal Delsol : Bien sûr. Habermas parlait d’ « eugénisme libéral ». La société ne vous force pas directement, mais vous pousse à faire des choix eugéniques. Une femme enceinte d’un enfant trisomique se demande : que va-t-il devenir dans cette société qui ne lui propose plus rien ? On est libre, mais dans un monde où la norme désigne ce qui est souhaitable. Et la norme, c’est l’efficacité, la jeunesse, la santé.
Louis-André Richard : Les malades disent de plus en plus : « Je ne veux pas être un poids ». On entend même des calculs financiers : « Je coûte 3 000 euros par mois à ma famille. » Cette culpabilisation est insidieuse. On a créé une culture où l’on se sent responsable de vivre.
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Peut-on encore reculer ?
Louis-André Richard : Peut-être, si l’on renonce à la définition technocratique du soin. Une médecin m’a confié : « J’ai commencé à pratiquer l’euthanasie en pensant bien faire. J’ai arrêté. Je n’en peux plus. J’ai peur d’aller en enfer. » Elle est agnostique. Mais elle sent que quelque chose est désaxé. Un autre médecin m’a dit : « Je ne peux plus être vrai avec mes patients. J’ai l’impression d’être un distributeur d’euthanasies. »
Chantal Delsol : Il n’y a plus de morale commune. Il ne reste qu’un pilotage à vue. Mais il arrive qu’un sursaut ait lieu. Parfois, l’évidence du malheur crée un électrochoc. C’est notre dernière planche de salut.