Sous les lambris du Palais du Luxembourg, deux patronnes ont dû tenir la ligne : mardi 7 octobre, Delphine Ernotte (France Télévisions) ; mercredi 8, Sibyle Veil (Radio France). Deux auditions très politiques, où l’on a parlé d’« indépendance », de « pluralisme »… et surtout d’argent public.
Depuis la suppression de la redevance en 2022, l’audiovisuel public est financé par une fraction de TVA votée chaque année. En 2025, les crédits sont annoncés quasi stables autour de 4,03 milliards d’euros, avec toutefois une coupe additionnelle de 50 millions évoquée par le gouvernement après le dépôt du budget. Traduction : dépendance accrue aux arbitrages politiques, horizon stratégique brumeux.
Le décor comptable est connu et peu flatteur. Dans un rapport au cordeau, la Cour des comptes décrit une « situation financière préoccupante » de France Télévisions : déficit cumulé de 81 M€ entre 2017 et 2024, capitaux propres en chute (294 M€ à 179 M€), prévision d’un résultat net 2025 à –40 M€. La Rue Cambon prévient : d’ici au 31 décembre 2026, l’État devra recapitaliser ou réduire le capital pour éviter l’impasse.
Ernotte, la morale contre CNews, les chiffres contre elle
Delphine Ernotte a revendiqué sa franchise : « Je considère que CNews est une chaîne d’opinion, et nous ne faisons pas le même travail. » Elle jure une « obligation d’impartialité », tout en refusant de « considérer que toutes choses se valent ». Belle dialectique, mais qui nourrit l’accusation d’une télévision publique érigée en magistère moral.
Les sénateurs de droite n’ont pas laissé passer. Max Brisson a dénoncé l’idée d’un service public « contrepoids » aux médias privés et parlé de « faute morale ». L’affaire dite « Legrand-Cohen » – un café avec des responsables socialistes dévoilé par L’Incorrect – a resurgi. Ernotte s’en est tirée par une pirouette : « C’est le boulot des journalistes d’aller déjeuner avec des hommes politiques. » On connaît la suite : selon elle, Patrick Cohen « ne dit rien » dans la vidéo. Ce flou organise la suspicion, pas la confiance.
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Au fond, l’argumentaire d’Ernotte tient en trois points : France Télévisions serait vilipendée par « un dénigrement massif » ; elle aurait déjà sabré les coûts ; l’équilibre dépendrait d’une dotation publique imprévisible. Mais quand la Cour détaille capitaux sous-alimentés et organisation figée par l’accord social de 2013, le procès en « mauvais procès » sonne creux. Le problème n’est pas la critique : c’est l’architecture.
Veil, la posture du « média de terrain » et le thermomètre du pluralisme
Sibyle Veil a opté pour la contre-attaque douce. Situation « paradoxale », dit-elle : Radio France « va bien », mais subit un « récit négatif ». Sur la polémique « Legrand-Cohen », elle tranche : « La thèse du complot ne tient guère. » Et revendique un modèle opposé aux chaînes d’opinion : « Nous ne sommes pas un média de commentaires de plateaux parisiens, nous sommes un média de terrain. »
Preuve par le chiffre : « Radio France touche chaque mois 76 % des Français », avance la PDG, qui rappelle 120 M€ d’économies en dix ans. Le Sénat a toutefois rappelé l’essentiel : l’apparence d’entre-soi est mortelle pour un service financé par l’impôt. Veil promet un « baromètre » du pluralisme, dopé à l’IA, pour objectiver les invites, les temps de parole, les sensibilités. Vœu pieux ou début d’hygiène rigoureuse ? On jugera sur pièces.
Une réforme introuvable
La majorité sénatoriale a déjà voté la création d’une holding « France Médias » ; l’Assemblée, empêtrée, a multiplié reports et chicanes. Cet automne encore, la perspective d’un second passage à l’Assemblée se heurte à la conjoncture politique. Pendant ce temps, le Sénat martèle que l’ajustement de gouvernance est indispensable. Le feuilleton, lui, entretient l’incertitude des directions… et des rédactions.
Ce qui se joue au-delà des petites phrases, c’est la légitimité d’une rente publique. Oui, la télévision publique a des missions que le marché néglige : cohésion des territoires, accès universel, patrimoine, information de qualité. Mais cette noblesse exige trois contreparties, aujourd’hui vacillantes : transparence comptable et discipline sociale, pluralisme mesurable et humilité éditoriale. Tant que ces trois conditions ne sont pas réunies, la plainte contre « l’offensive idéologique » des autres n’est qu’une posture.
Ernotte et Veil ont chacune livré leur morceau de vérité. La première a assumé le bras de fer culturel ; la seconde a promis des outils de preuve. Mais aucune n’a dessiné une refondation — gouvernance claire, cap numérique crédible, contrat d’objectifs et de moyens stabilisé sur plusieurs années, mécanismes anti-biais publiés en open data. L’argent public appelle la vertu publique : c’est une maxime austère, pas un slogan.
Au sortir des auditions, on ne sait toujours pas ce que l’audiovisuel public veut être, sinon ce qu’il refuse. Or une maison financée par 80 % de concours publics ne peut pas vivre à l’abri des preuves : budgets, audiences, pluralisme. À défaut, la critique prospère – et elle n’a rien d’illégitime. La République ne demande pas des médias d’État ; elle attend des médias d’excellence. À elles de prouver, désormais, qu’elles ne confondent pas service public et service à elles-mêmes. Comme deux héroïnes de Mauriac égarées dans les couloirs de la technostructure, Delphine Ernotte et Sibyle Veil semblent croire encore qu’un peu de vertu affichée rachète les compromissions du monde – oubliant que, chez Bernanos, la pureté sans courage finit toujours en conformisme.





