Ayant regardé une partie de la finale de l’Eurovision le mois dernier, j’ai pu constater comment « l’Europe » telle que perçue par les organisateurs et participants de cette émission annuelle semblait avoir pour vocation de servir de dépotoir à la gauche américaine. Si l’Amérique aura été durant des siècles une vaste étendue préhistorique où les Européens pouvaient projeter toutes les utopies et tous les fantasmes qu’ils n’avaient pu accomplir sur leur péninsule antique, il semble qu’un mouvement inverse se produise aujourd’hui, et que les pires délires de la nouvelle gauche américaine dussent se déverser à rebours chez nous, sous la forme d’une grande foire post-historique. C’est peut-être mérité, mais on se serait passé de cet effet boomerang. 90% des participants de ce gala chantaient en anglo-américain, le vainqueur était récompensé pour véhiculer les théories post-sexuelles qui font fureur sur les campus d’outre-Atlantique, la même bouillie techno-pop vaguement libidineuse résorbait désormais toutes les sensibilités nationales dans une même exultation universelle, globish et bas de gamme, évoquant la partouze d’aéroport dans un carré low-cost.
Le fascisme n’a aucune chance de revenir en Europe, les vertus sont absentes sur lesquelles il prospère en les pervertissant
Dans la société du divertissement de masse, la pop est devenue le principal véhicule de propagande. Adapté à une population désalphabétisée et incapable de concentration autrement que par hypnose addictive, le tube sucré martèle ses mots d’ordre par des leviers plus insidieux et plus efficaces que les slogans vociférés par les totalitarismes 1.0. On façonne une ambiance idéologique et, plutôt que de dresser les masses, on les remodèle par l’environnement. On ne prétend plus au « triomphe de la volonté » mais à l’endoctrinement passif des masses repues et débilitées. Le fascisme n’a aucune chance de revenir en Europe, les vertus sont absentes sur lesquelles il prospère en les pervertissant (la discipline, la passion du sacrifice, l’idéal drastique, l’horizon collectif supérieur). En revanche, l’empathie, l’ambiguïté et l’universalisme sont aujourd’hui les qualités valorisées par un système idéologique qui en fait le terreau de tous les dérèglements qu’il vise : l’esclavage nerveux, le règne de l’indifférencié et le vomissement de soi- même.
Nous revenions de Vienne, avec ma femme, où nous avait saisis une autre vision de l’Europe que celle de l’Eurovision. Bien sûr, les braises encore fumantes des génies locaux comme Schnitzler et Freud, Kokoschka et Schiele, Mahler et Schönberg, nous avaient fascinés, mais encore le grand impact français à chaque siècle auquel répondaient sans cesse les meilleurs de l’Empire, et sur les frontons des palais multipliés nous lisions là-bas les mêmes noms que partout en Europe : Sophocle et César, Platon, Homère et Pythagore, Molière et Goethe, Dante et Wagner, et de grands Christ bénissant l’ensemble. Les mêmes ombres familières hantaient les avenues jonchées de splendeurs baroques, de phrases latines et de dômes vert-pâle. Quel contraste, par conséquent, que de se prendre à pleines rétines les flashs obsédants du plateau de l’Eurovision, où se déhanchaient convulsivement des spectres tous à peu près interchangeables et se confondant avec les hologrammes du décor. Autres modèles, autre programme.
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Le reconditionnement par la sous-culture pop mondiale et les plateformes de flux vidéo est l’un des grands dangers qui guette aujourd’hui l’Esprit. C’est notre camp de rééducation à nous, à ciel ouvert et sans barbelés. « On asservit les peuples plus facilement avec la pornographie qu’avec les miradors », déclarait Soljenitsyne en authentique visionnaire. L’essentiel de la production culturelle contemporaine relève de cette pornographie bien davantage que de quelque esprit séminal. Édouard Louis est pornographique, comme Jul et comme Guédiguian. Une mauvaise obsession parasitaire qui détourne de la vie au lieu d’en déployer l’aura.
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