Le déclin du courage est peut-être le trait le plus saillant de l’Ouest aujourd’hui pour un observateur extérieur. Le monde occidental a perdu son courage civique, à la fois dans son ensemble et singulièrement, dans chaque pays, dans chaque gouvernement, dans chaque pays, et bien sûr, aux Nations-Unies ». Ces mots employés par Alexandre Soljénytsine ont résonné le 8 juin 1978 entre les murs d’Harvard. Exilé depuis quatre ans aux États-Unis et invité à prononcer un discours à l’occasion du 327e anniversaire de la prestigieuse école, Soljénitsyne n’est pas venu adresser à l’élite américaine un lénifiant dithyrambe sur l’occident. « La devise d’Harvard est veritas. La vérité est rarement douce à entendre ; elle est presque toujours amère. Mon discours d’aujourd’hui contient une part de vérité ; je vous l’apporte en ami, non en adversaire ».
En bon ami, Soljénitsyne se montre donc impitoyable avec l’ouest qui l’a accueilli : affaissement moral, assèchement spirituel, déliquescence des mœurs, recherche effrénée du confort, l’auteur d’Une journée d’Ivan Denissovitch, n’y va pas de main-morte. Et si, avance Soljénitsyne, la flamme de la spiritualité semble brûler plus fort chez les peuples de l’est, c’est parce que le réflexe de survie de ceux qui se trouvent sous la botte de l’autocratie soviétique est de rassembler leurs forces morales, tandis que l’occident tient un peu trop facilement pour acquis la liberté et le confort. « Il est temps, à l’Ouest, rappelle l’ancien zek à son prestigieux auditoire, de défendre non pas tant les droits de l’homme que ses devoirs ».
La démocratie libérale, régime ô combien faible, corrompu et livré à tous les vents contraires de l’opinion, est toujours menacée de mort par des adversaires plus vertueux, et plus dictatoriaux, qu’elle ne l’est
Le discours du « déclin du courage » mérite d’être relu, quarante-quatre ans presque jour pour jour après avoir été prononcé, plus de vingt ans après la chute de l’URSS et plus de trois mois après le début de la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine. Au moment où Soljénitsyne prononçait ces mots, en 1978, l’occident s’apprêtait à entrer dans une nouvelle et dernière phase de la guerre froide, marquée par un effrayant retour de la course aux armements nucléaires, par le début de l’invasion soviétique de l’Afghanistan et une aggravation de la récession économique mettant définitivement fin aux Trente Glorieuses.
En réalité et ce depuis bien avant la guerre froide, la démocratie libérale, régime ô combien faible, corrompu et livré à tous les vents contraires de l’opinion, est toujours menacée de mort par des adversaires plus vertueux, et plus dictatoriaux, qu’elle ne l’est. Aujourd’hui ne déroge pas à la règle. Plus déclinante, médiocre et dégénérée que jamais, notre civilisation molle et repue redécouvre avec effarement que non seulement il existe encore dans le monde des ennemis qui veulent sa mort mais qu’en son sein même, une frange non négligeable de l’opinion ne souhaite rien tant que de la voir abaissée et défaite, et se trouve aisément séduite par n’importe quel potentat prétendant transformer le droit du plus fort en loi de l’histoire.
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Contre toute attente pourtant, le potentat s’est cassé les dents en Ukraine. Après plus de trois mois de conflit, on peut établir que l’armée de Vladimir Poutine a sacrifié au moins un quart de ses chars d’assaut dans l’aventure. À ce rythme, on peut arithmétiquement en déduire que les Russes ont de quoi tenir jusqu’au mois d’août avant de voir leur capacité à poursuivre le conflit sévèrement restreinte. Toutefois, en reconcentrant ses forces sur le Donbass, après les échecs de Kiev et de Kharkiv, le Kremlin peut faire durer le conflit encore longtemps, en revenant à la guerre d’apparition qui sévit depuis maintenant huit ans dans les oblasts de Louhansk et Donetsk. Ragaillardis par leurs succès, les Ukrainiens ne semblent de leur côté, pas prêts à abandonner de nouveau le Donbass aux Russes en échange de pourparlers de paix.
La guerre peut dès lors se poursuivre encore longtemps et saigner, lentement mais sûrement, les adversaires à blanc. Hormis la possibilité, toujours présente, d’être victimes d’un dangereux schéma d’escalade, les occidentaux – et les Européens en premier lieu – devenus protagonistes indirects de cette guerre du Donbass élargie au continent, courent le risque, dans un contexte économique toujours plus dégradé, de voir leurs opinions publiques se retourner soudainement et avec violence. Face à ces dangers qui s’installent dans la durée, nous allons voir si, vingt ans après l’admonestation de Soljénitsyne, le déclin du courage est devenu assez effectif pour empêcher l’occident de trouver à nouveau les ressources profondes qui lui ont jusqu’à présent permis de faire perdurer son modèle… Aux yeux de ses propres citoyens.