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L’Incorrect invitant, par un slogan malicieux, à dire les choses plutôt qu’à les taire, à partir du moment où elles sont difficiles à entendre, je me permettrai de répondre très cordialement aux points de vue exprimés dans cette revue à propos de l’affaire syrienne et des relations entretenues par la France avec les Etats-Unis d’Amérique et la Russie.
Je ne sais si le scepticisme est en toute occasion la meilleure philosophie, du moins dans l’affaire syrienne, et en ce qui concerne l’éternelle rivalité américano-russe, ce scepticisme me paraît-il être à géométrie variable. Depuis que les Printemps arabes ont fait sombrer une partie du Moyen-Orient dans le chaos, une recomposition des alliances s’est opérée, avec des retournements parfois surprenants. L’Etat Islamique a été, momentanément, vaincu, et tandis que la guerre civile paraît toucher à sa fin, après sept ans d’affrontements et quatre-cent mille morts, deux axes s’opposent aujourd’hui autour de la Syrie : Saoudiens, Israéliens, Américains, Français et Britanniques d’un côté, Russes, Iraniens de l’autre, volant au secours de Bachar Al-Assad, avec le soutien du Hezbollah et le renfort de la versatile Turquie qui n’espère rien tant que pouvoir continuer à passer les Kurdes à la moulinette par la grâce d’un énième retournement d’alliance. Après les frappes opérées conjointement par les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni le 14 avril dernier, des voix nombreuses se sont élevées pour dénoncer l’inféodation de la France à la politique américaine, pointer du doigt le danger de représailles russes potentiellement dévastatrices, souligner la fragilité des motifs et des preuves après les attaques chimiques à Douma le 7 avril et louer pour finir la retenue russe en condamnant le bellicisme et le suivisme de la France. Cet argumentaire enthousiaste me paraît néanmoins très contestable.
D’abord parce que la présence des victimes d’attaques au gaz ainsi que l’usage d’hélicoptères russes (employés par l’armée syrienne) Mi-8 se trouvent déjà largement documentés par des sources très diverses. On peut attendre, certes, et c’est tout à fait légitime de l’affirmer, les conclusions des inspecteurs de l’Organisation internationale pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) qui doivent effectuer les relevés nécessaires sur le terrain. Mais si les Syriens et les Russes ont une si grande confiance dans la capacité des inspecteurs de l’OIAC à confirmer l’absence de traces de gaz, voire l’utilisation du seul chlore et non de sarin, pourquoi ont-ils interdit jusqu’à mardi l’accès au site du bombardement à ces enquêteurs ? Peut-être parce que si l’enquête révèle l’emploi effectif de chlore ou de sarin, elle justifie complètement l’usage de frappes limitées contre le régime de Damas auquel une « ligne rouge » avait été clairement fixée. Et contrairement à ce qu’avancent les multiples théories du complot qui ne manquent pas de fleurir sur les réseaux sociaux en de semblables occasions, il est douteux que ce qu’il reste d’opposition militaire à Bachar ait les moyens de mobiliser des hélicoptères pour organiser un bombardement chimique visant à nuire au régime syrien. Quand bien même ce serait le cas, il est douteux qu’une semblable stratégie ait porté ses fruits puisque Bachar continue de gagner sa guerre après les frappes occidentales. Et enfin, – parce que je ne résiste pas au plaisir de citer cette dernière théorie magique – il est douteux que le Royaume-Uni ait organisé un bombardement chimique en Syrie pour permettre à Theresa May de regagner une crédibilité perdue en raison des négociations du Brexit.
Mais si les Syriens et les Russes ont une si grande confiance dans la capacité des inspecteurs de l’OIAC à confirmer l’absence de traces de gaz, voire l’utilisation du seul chlore et non de sarin, pourquoi ont-ils interdit jusqu’à mardi l’accès au site du bombardement à ces enquêteurs ?
L’opposition à Bachar Al-Assad fut d’ailleurs la première à signaler que les frappes américaines, françaises et britanniques ne changeraient rien à la situation militaire en Syrie, ni à l’issue du conflit qui s’y joue. Et à raison, car ce n’était pas le but recherché : l’objectif était, comme après les attaques chimiques de Khan Cheikhoun, en avril 2017, d’effectuer une démonstration de force. Il ne s’agissait pas de peser sur le cours de la guerre et encore moins de toucher au moindre cheveu d’un soldat russe ou d’un milicien iranien. Il aurait donc été fort surprenant de voir la Russie se lancer dans une politique de représailles alors que ses forces n’étaient pas visées en Syrie. En revanche, alors que les déclarations guerrières et les postures d’intimidation se multipliaient avant les frappes, on a pu voir les Russes revenir à un discours beaucoup plus diplomatique après les frappes. Sans doute serait-il perçu comme éminemment atlantiste de voir dans cette évolution une parfaite illustration de ce que Winston Churchill avançait dans son célèbre discours de Fulton en 1946 : « Ce que j’ai pu voir chez nos amis et alliés russes pendant la guerre, m’a convaincu qu’il n’y a rien qu’ils admirent autant que la force et rien qu’ils respectent moins que la faiblesse, surtout la faiblesse militaire. » Il n’est même pas exclu de croire que l’ingérable Bachar se soit fait un peu remonter les bretelles et taper sur les doigts par Vladimir. Un coup rapide et sec sur les ongles avec une petite réglette en acier du Donbass.
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Le sort de Bachar Al-Assad nous importe peu, mais il faut opérer à son propos une précision importante. Celui qui reste actuellement le maître de Damas est trop souvent présenté comme le dernier rempart contre le terrorisme islamiste en Syrie et au Moyen-Orient. On ne niera pas d’ailleurs qu’après les Printemps arabes, les occidentaux, Français en tête, ont été assez stupides pour armer une « rébellion » trop largement composée de groupes djihadistes qui restent nos pires ennemis. Et les occidentaux, Français en tête, ont été assez stupides ce-faisant pour tomber dans le piège que leur tendait avec habileté un Bachar Al-Assad qui a lui-même ordonné, au début de la révolte syrienne, de faire sortir des prisons du pays des centaines de détenus islamistes qui ont largement contribué à organiser les groupes armés affiliés à l’EI et à Al-Nosrah, combattant le régime de Damas et lui offrant en même temps sa meilleure assurance-vie. Si les islamistes de l’EI et d’Al-Nosrah sont pour nous des ennemis mortels, cela ne fait pas pour autant de Bachar Al-Assad notre meilleur ami. Quelquefois les ennemis de mes ennemis sont aussi mes ennemis.
Il n’est même pas exclu de croire que l’ingérable Bachar se soit fait un peu remonter les bretelles et taper sur les doigts par Vladimir. Un coup rapide et sec sur les ongles avec une petite réglette en acier du Donbass.
Reste la question qui est aujourd’hui, après les frappes, la plus sensible en France, et l’argument le plus fréquemment brandi : en se joignant aux représailles américaines, la France se serait « soumise » au diktat américain… une fois de plus. Il semble que les termes de « soumettre » et « soumission » aient la côte depuis la publication du roman éponyme de Michel Houellebecq. Pourtant, l’emploi de ce vocabulaire est particulièrement mal venu dans le domaine des relations internationales car il traduit une sensibilité idéologique et une lecture dogmatique assez inappropriées. Ce n’est pas parce que l’on prend des décisions communes ou que l’on participe à une action militaire que l’on se « soumet ». Dans ce cas, si la France avait refusé de s’associer aux frappes américaines et les avait condamnées, n’aurait-on pu dire qu’elle se serait de même « soumise » à Moscou ? De Gaulle, qu’on aime plus que jamais citer dans de semblables occasions, aurait fait remarquer que « les Etats-Unis n’ont pas d’amis, ils ont des intérêts ». La maxime valait aussi pour la Russie soviétique comme elle vaut pour la Russie d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas ici de nier la capacité des Etats-Unis à instrumentaliser leurs alliés et à mener une politique que l’on peut, à bon droit, qualifier d’« impériale », mais on admet beaucoup moins facilement en France, à gauche comme à droite d’ailleurs, que la Russie puisse faire de même et qu’elle soit même passée maîtresse dans ce domaine. A force de vouloir défendre l’indépendance française face à Washington, on passe beaucoup à la Russie qui, pourtant, semble bien loin d’être une nation constamment menacée et humiliée par les occidentaux si l’on en juge par la politique extrêmement « pro-active » – comme on dit – de Vladimir Poutine au cours des dix dernières années. Faut-il rappeler que la Russie de 2018 n’est plus celle de 1999, quand un Vladimir Poutine tentait d’orchestrer un rapprochement avec un Occident alors très dédaigneux.
Aujourd’hui, dans le dossier syrien, il est un peu rapide d’avancer que nous n’avons pas de temps à perdre face à l’islamisme en rivalités russo-américaines ou sunnites-chiites. Bien au contraire : nous ne pouvons ignorer les premières et sommes absolument contraints de tenir compte des secondes. Il n’y a aucune échappatoire en la matière, la France, si elle cherche à lutter contre la propagation de l’islamisme, est obligée de tenir compte de Washington, comme de Moscou, des sunnites comme des chiites. Et en l’occurrence, nous ne sommes plus en 1999, ni en 2013, quand l’aventurisme de François Hollande et de Laurent Fabius était douché par les reculades de Barack Obama. En 2018, la Russie et la Turquie ont rangé la hache de guerre pour conclure une alliance trouble, l’administration américaine passe d’un jour à l’autre des coups de menton à la tentation isolationniste, l’accord sur le nucléaire iranien ne tient qu’à un fil mais il tient pour le moment, la monarchie absolue saoudienne connaît la plus grande campagne de purges de son histoire, Bachar est là pour rester, un moment encore, personne ne songe sérieusement à intervenir en Syrie pour changer cet état de fait, et l’EI n’attend, lui, que de renaître. Le contexte ne me paraît donc pas devoir se résumer à un choix assez binaire entre l’inféodation à Washington et le superbe isolement de l’indépendance et dans le cas présent, la décision française de participer aux frappes n’est peut-être pas si inepte ni contraire à ses intérêts, ni même synonyme d’absolue « soumission » aux Etats-Unis.
C’est un exercice difficile mais je ne crois pas que la France s’y soit si mal pris il y a quelques jours en Syrie : Trump, qui voulait en partir, y est quelque peu retenu, Vladimir Poutine, qui veut y rester, y est un peu freiné et la France qui y faisait de la figuration, y apparaît un peu plus sérieuse.
Au cours de la Seconde guerre mondiale, la France n’a en effet pas choisi Washington contre Moscou, elle a été libérée grâce à Washington ce qui lui a épargné le tracas de l’être par l’Armée rouge, comme l’Europe de l’Est. Evidemment, ce serait mieux si nous pouvions être splendidement seul, si nous pouvions jouer le rôle d’arbitre impartial et impavide entre Washington et Moscou mais De Gaulle lui-même, définissant sa politique d’indépendance, ne se nourrissait pas de rêves. « La France inspire sa politique, déclarait-il en mai 1962, de sens pratique et tranchons le mot, de modestie. » C’est ce pragmatisme-là qui était au service de la vision de De Gaulle qui, même s’il a quitté le commandement intégré de l’OTAN en 1966, savait aussi accuser l’URSS en son temps de « manier les torches incendiaires, tout en lançant pour la montre des vols de colombes épouvantées. » Peut-être aurait-il été aujourd’hui à même de formuler la même accusation à l’encontre de Vladimir Poutine. Mais il est vrai que De Gaulle est nanti d’un très gros défaut, celui d’être mort. Nous voilà donc obligés de faire le tri sans son aide entre les torches incendiaires et les colombes épouvantées, tout en jonglant avec Washington, Moscou, les sunnites et les chiites. C’est un exercice difficile mais je ne crois pas que la France s’y soit si mal pris il y a quelques jours en Syrie : Trump, qui voulait en partir, y est quelque peu retenu, Vladimir Poutine, qui veut y rester, y est un peu freiné et la France qui y faisait de la figuration, y apparaît un peu plus sérieuse. Après tout, je ne crois pas que cela soit si éloigné d’un bilan globalement gaullien.
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