[qodef_dropcaps type=”normal” color=”red” background_color=””]e[/qodef_dropcaps] si l’Espagne reprochait à la Catalogne d’avoir ce qui lui manque, c’est-à-dire une nation ? Vieil Etat européen, l’Espagne n’est pas et ne sera jamais une nation. Quant à la Catalogne, nation sans Etat, pourra-t-elle un jour accomplir pleinement sa mue et gagner son indépendance ?
Quel est ce pays où des millions d’individus défilent annuellement dans la rue sans un bris de glace ? Quel est ce pays où des dockers libertaires empêchent tout un corps expéditionnaire policier de bien se reposer avant et après l’accomplissement de leur besogne sur une population sans défense ? Quel est ce pays où l’ancien maire de sa plus grande ville, démocrate-chrétien de son état, rejoint la foule interdisant les perquisitions policières au siège d’un virulent parti anticapitaliste ? Quel est ce pays où les urbains accueillent en libérateurs les tracteurs des paysans déferlant sur leurs villes ? Quel est ce pays où les employés des sièges de grandes banques désertent leurs tours pour scander des slogans marxistes ? Quel est ce pays qui voit trois générations et autant de classes sociales défendre des bureaux de vote des assauts des anti-émeutes ? Quel est ce pays où des hackers adolescents déjouent toutes les attaques de tout un service d’intelligence ?
Quel est ce pays qui cache ses urnes référendaires dans des greniers, des cages d’ascenseur, des coffres de voiture et dans les camions des transporteurs de la grande distribution ? Quel est ce pays où les étudiants dans la rue même aident leurs grands-parents à retrouver leur collège électoral, après leur avoir appris ce qu’est une app, un mirror, un proxy et un bot ? Quel est ce pays qui honnit la police « des autres » et embrasse sa police, « nos gars à nous », lorsque ceux-ci tombent en larmes à l’écoute de leur hymne national chanté par les cortèges ? Quel est ce pays où les sapeurs pompiers se portent volontaires pour encaisser les coups de matraque réservés à leurs concitoyens ? Quel est ce pays dont le Président (journaliste et fils de boulanger), le vice-président (Docteur ès Histoire) et la Présidente du Parlement (enseignante en littérature), plongent « la plus vieille nation d’Europe » dans une crise sans précédent depuis la mort, dans son lit, de son plus vieux dictateur ? Quel est ce pays qui émoustille la morosité continentale, inquiète les bourses et agite les chancelleries avec des grands mots et de grandes ambitions ? Quel est donc ce pays qui, en Europe occidentale, en l’an de grâce de 2017, tente de gagner son indépendance ?
L’indépendance catalane à l’épreuve du temps médiatique
Il aura fallu certes une belle baston pour que les médias français s’y intéressent vraiment. Auparavant, la Catalogne n’était que « cette riche et prospère région du nord-est péninsulaire ». Ce n’est pas grand-chose ; on a mieux fait en « élément de compréhension ». Or cette apostille avait l’intérêt, non négligeable, de conforter la weltanschauung de l’opinion publique française. Dans l’Etat-nation le plus parachevé d’Europe, toute dissidence nationale à ses frontières ne pouvait être comprise, fatalement, que comme un caprice de riches égoïstes ; un opportuniste stratagème à la sauce d’imbéciles heureux nés quelque part visant des sous et rien que les sous. D’où l’endoctrinement. Oui, parfaitement, l’endoctrinement des masses catalanes dans une langue et une identité autres que l’espagnole afin de mieux parvenir au hold-up ibérique, puisque de cela doit bien s’agir. Il est tout à fait naturel, donc, que les Français concèdent aisément au Québec et le droit et le devoir de défendre leur langue et leur identité, mais que tout ceci leur devienne insupportable lorsqu’il s’agit des quelques arpents de terre ensoleillée de la Catalogne.
D’autres explications, lesquelles se voulaient moins caricaturales, ont été formulées. Il fut alors question, il l’est toujours, de Brexit, de Trump, de néo-populisme et de mondialisation ; et puis de grande peur, de manque de repères, de crise de l’état-comme-sujet-historique et/ou d’agenda occulte bruxellois. Cependant, toutes ces analyses, parfois bien intentionnées, en disaient davantage sur l’analyste hexagonal lui-même que sur son prétendu objet d’étude, placé, à priori, sous le signe de l’anomalie sociologique. Rien de surprenant alors à ce que la gauche y dénonce une « poussée de fièvre » ringarde s’attaquant à l’égalitarisme ; rien de surprenant non plus à ce que la droite condamne la « maladie séparatiste » mettant en danger l’Ordre européen, ou bien le renforçant, au choix. Rien de surprenant, enfin, à ce que le politique y soit évacué et que les événements qui agitent la Catalogne soient réduits à une sorte de récente pathologie et les Catalans, eux, à des pantins mus par des forces qui les dépassent sans qu’ils soient fichus de s’en rendre enfin compte.
L’Espagne ne se donne qu’en France inachevée
Et pourtant, la compréhension de l’affaire gagnerait à être envisagée d’un tout autre angle, bien plus classique ou wilsonien celui-là, à condition toutefois d’en concéder quelques prémices que ne saurait démentir le jeu français de miroirs. Disons donc que l’Espagne n’a jamais su se donner autrement qu’en France ratée. L’Espagne est un vieil Etat sans nation ; elle ne le sait que trop bien, elle en souffre, elle en a beaucoup souffert, au point d’avoir accouché jadis d’une mystique de l’inachevé, d’une téléologie du complexe national nourrissant aussi bien des sublimes gens de lettres que toute une fange d’insignes sabreurs. Disons aussi que la Catalogne n’a jamais pu matérialiser son rêve séculaire de devenir les Pays Bas de la Méditerranée. La Catalogne est une vieille nation qui a raté son Etat ; elle le sait tout aussi bien que le savaient Richelieu et Pau Claris, Louis XIV et Philippe V, le maréchal d’Augereau et son Empereur, Churchill et Macià, Andreu Nin et Durruti, Companys et Franco.
Tel un très vieux couple où l’inertie l’a toujours emporté sur les sentiments, la Catalogne et l’Espagne n’ont eu ni la force de se quitter ni la volonté de se fondre, traversant ainsi les siècles, comme d’autres la vie, à coups d’espoir et de méfiance, de complicité surjouée, d’entente fragile et de franche violence. Dans ce drôle de ménage, l’Espagne, dominatrice, s’est enivrée de son mépris envers « ce peuple de boutiquiers », de faux espagnols et d’insurgents. Elle a fait ainsi de l’anticatalanisme un des ciments, peut-être le plus durable, de son identité nationale, quitte à demeurer, à tout jamais, otage de son orgueil post-impérial et de son histoire tragique ; quitte à s’interdire, aujourd’hui, une solution confédérale que d’autres, quelque peu, ont tenté par le passé afin, précisément, d’éviter la rupture.
Aussi, dans ces derniers avatars du « problème catalan », si cher à Ortega y Gasset, l’Espagne voudrait faire croire n’avoir vraiment le choix que de se borner à la bonne vieille recette du général Joaquin Baldomero Fernandez-Espartero Alvarez de Toro : bombardez Barcelone tous les 50 ans, et donnez-vous 50 ans de répit. Les Catalans, quant à eux, qu’ils ne se soient jamais sentis espagnols ou qu’ils aient perdu récemment tout espoir de pouvoir s’en enorgueillir un jour, ne font que pointer à leur énième, peut-être leur dernier, rendez-vous national avec l’Histoire.
Retrouvez l’analyse contre l’indépendance de la Catalogne
Retrouvez l’article à propos du discours de Philippe VI d’Espagne