Le 10 juin 2025, l’Assemblée nationale s’est offert son propre prime time. Non pas pour débattre du logement insalubre, du délabrement scolaire ou du lent suicide agricole. Mais pour auditionner, caméra bien calée, un cortège d’influenceurs venus raconter la fabrique de leurs likes. Le pouvoir politique, dans sa quête d’un ennemi aussi visible que malléable, a convoqué Nasdas, Alex Hitchens, AD Laurent, Julien et Manon Tanti – autant de prénoms tatoués dans la mémoire d’une jeunesse biberonnée au scroll.
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Il suffisait qu’un stagiaire d’une quinzaine d’années débarque dans la rédaction pour que L’Incorrect s’intéresse à cette commission d’enquête parlementaire, destinée à évaluer les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs, qui s’est vite muée en spectacle inversé : les élus jouaient aux juges, les influenceurs se posaient en victime, et la France regardait, médusée, le pouvoir interroger les fruits de son propre effondrement culturel.
Alex Hitchens, le tribun qui claque la porte
Il fut le premier à entrer en scène. Crâne rasé, verbe rapide, Alex Hitchens, masculiniste de combat et tribun improvisé de TikTok, s’avance à la barre. En quinze minutes, l’ancien basketteur reconverti dans le coaching en séduction allume la salle : «Je ne corresponds à aucune infraction. Je ne trouve pas que mes propos soient problématiques.» Avant de sortir de scène dans un claquement de chaise, accusant la commission de malhonnêteté. En souhaitant une « bonne journée » aux députés de la chambre basse, il est de ceux qui refusent le rôle d’accusé quand le théâtre est truqué.
Le politique, en quête de boucs émissaires, tombe sur un performeur plus fort que lui dans l’art du clash.
Il n’est pas besoin d’être d’accord avec ses thèses pour saisir la justesse du moment : l’Assemblée voulait interroger le mal, elle s’est retrouvée face à un miroir. Hitchens, en refusant le jeu, révèle l’absurdité du dispositif. Le politique, en quête de boucs émissaires, tombe sur un performeur plus fort que lui dans l’art du clash.
AD Laurent, star d’un monde sans pitié
Puis vient AD Laurent, 31 ans, regard perçant et mâchoire serrée. L’acteur pornographique et ancien candidat de télé-réalité parle de ses vidéos comme on défend une entreprise : «Je respecte la loi. Pas de nudité. Pas de mineurs. Seulement du contenu de divertissement.» Il récite son code de déontologie avec la précision d’un expert-comptable. Le député l’interrompt : «Mais vous avez été banni de TikTok. Pourquoi ?» Il sourit. Il sait qu’il ne gagnera pas le procès de la morale, mais celui de la logique : «Je suis puni pour avoir réussi. Pour avoir compris que la violence symbolique génère de l’audience. Ce n’est pas moi, c’est l’algorithme.»
Le tribunal politique a trouvé son monstre, mais il est trop conscient de sa monstruosité pour se défendre autrement qu’en la rationalisant. Dans ses yeux, on ne lit ni honte, ni fierté : seulement l’efficacité froide du marketing de soi.
Les Tanti, faux innocents de Dubaï
Julien et Manon Tanti, couple star du programme Les Marseillais, sont accueillis avec la bienveillance distraite qu’on réserve aux animaux de zoo. Ils sourient, s’excusent presque d’être là. Elle s’empresse de dire : «Je suis une mère avant d’être une influenceuse. Mes enfants sont préservés.» Lui ajoute : «Je ne me vois pas comme un influenceur. Je ne donne pas de conseils, je montre ma vie.» Comme si le voyeurisme n’était pas déjà une forme d’influence.
TikTok, ce n’est pas Nasdas, ni Hitchens, ni les Tanti : c’est une machine, une matrice. Ce que l’Assemblée a convoqué, ce sont des symptômes. Pas la maladie.
Manon Tanti répond alors aux sources de revenus que lui proposent les plateformes de réseaux sociaux : « TikTok, c’est 1% de mes revenus. » Puis, le couple repart vers Dubaï, vers leurs stories et leurs contrats, comme si rien ne s’était passé. Comme si le passage à l’Assemblée n’était qu’un placement de produit de plus.
Nasdas, la tristesse du roi des cités
Nasdas ferme le bal. Le seul à parler vrai, peut-être. Sa voix tremble légèrement quand il évoque sa « pause » des réseaux : «Je suis fatigué. Le regard des autres, la pression. J’en peux plus. Je reviendrai dans deux ou trois ans. Peut-être.» « Je ne pensais pas tomber sur des questions aussi floues », lance l’influenceur, conscient de l’impréparation des députés sur le fond du sujet. Celui qu’on surnomme le « Robin des bois des réseaux » est le seul a évoquer l’algorithme, ce dieu invisible que personne n’a convoqué devant la commission. TikTok, ce n’est pas Nasdas, ni Hitchens, ni les Tanti : c’est une machine, une matrice. Ce que l’Assemblée a convoqué, ce sont des symptômes. Pas la maladie.
La République est un spectacle
Que s’est-il passé, ce 10 juin ? Une séance de la démocratie ? Ou une parodie de procès ? L’Assemblée voulait comprendre TikTok, elle a organisé un happening. Elle voulait faire de la pédagogie, elle a monté une pièce. La politique, autrefois art du commun, est devenue un art de la captation. Le député veut faire un bon passage sur X. Les médias veulent un bon extrait sur YouTube. Le public, lui, ne cherche pas des idées, mais des émotions. Le spectacle semble être à la politique ce que l’algorithme est à la pensée. Il ne choisit plus le vrai, il choisit ce qui marche.
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En convoquant les influenceurs, la commission pensait régler un problème. Elle a révélé le vertige de notre époque : celle où les élus cherchent désespérément à ressembler à ceux qu’ils prétendent juger. Le politique veut la lumière de TikTok. Quant à l’influenceur, il se fout de la respectabilité du Palais Bourbon. Entre eux, plus de séparation. Plus de hauteur. Plus d’ordre.
Et pendant ce temps, dans les lycées, dans les campagnes, dans les familles : des adolescents tombent, seuls, sans que personne ne leur tienne la main. Le pouvoir a convoqué ses bouffons. Il a oublié de convoquer sa conscience.