Le 9 avril dernier, Albin Michel a réédité Les Royaumes de Borée de Jean Raspail. Ce roman, paru en 2003, s’impose aujourd’hui comme une prophétie sibylline, une méditation géopolitique et métaphysique sur le temps qui passe, les frontières qui s’effacent et les civilisations qui s’effondrent. Dans une époque liquéfiée où les géographies intérieures s’évanouissent avec les cartes, Raspail redonne consistance au mythe, au sacré, à l’héroïsme. Il fallait bien qu’un éditeur ose remettre en circulation ce texte inclassable, au moment même où l’Europe semble perdre son Nord – au sens propre comme au figuré. Les Royaumes de Borée, c’est d’abord un territoire : la Valduzia, duché imaginaire coincé entre la Carélie, les steppes russes et les fjords scandinaves. Sur cette frontière septentrionale, dans une Europe oubliée, Oktavius-Ulrich de Pikkendorff, officier d’honneur, est nommé commandant. À la fois avatar de Julien Sorel et chevalier de la Table ronde, il n’a pas d’ennemi, pas de guerre, mais une mission : garder le seuil du Grand Nord. Là-bas, au bout du monde connu, se dresse l’ultime rempart de l’Occident, celui d’une Europe qui, sans toujours le dire, se sait mortelle.
Une méditation sur la disparition
Raspail n’écrit pas des romans, il érige des cathédrales. Son style ample, gonflé par les vents boréaux de la tradition, mêle l’épopée médiévale à la fresque napoléonienne, Péguy à Tolkien, Lampedusa à Dostoïevski. Il ressuscite les grandes lignées, fait surgir des figures qui semblent issues d’un tableau de Rembrandt : Pikkendorff, bien sûr, mais aussi le mystérieux petit homme couleur d’écorce, qui traverse les siècles armé de son javelot et d’un regard dont nul ne sait s’il est humain ou divin. Raspail, c’est Homère dans les brumes. Il n’a pas besoin de dragons : ses bêtes mythologiques sont intérieures, logées dans l’âme des hommes. Ce roman, suite spirituelle de Sept cavaliers, n’est pas qu’un divertissement érudit : il est une méditation sur la disparition. Disparition des peuples, des empires, des langues, des fidélités. Raspail capte la mélancolie d’un monde où la transmission est rompue, où les jeunes soldats ne savent plus à quoi sert un uniforme, où les frontières ne séparent plus que des vide-greniers. Il écrit comme on prie, avec la gravité du sacré et la tension d’un psaume.
Un livre-boussole
Dans Les Royaumes de Borée, les temps se superposent comme les couches d’un palimpseste. Le roman court du XVIIe siècle aux années 2000, sans que le souffle faiblisse. Car Raspail ne croit pas au progrès : il croit à l’éternel retour. À chaque génération, il faut un Pikkendorff pour se tenir debout au nord du monde, tel un Roland moderne, face à la horde invisible. À chaque époque, il faut rappeler que les civilisations ne meurent pas d’ennemis, mais d’amnésie. Le Nord, chez Raspail, n’est pas une direction : c’est une idée. Celle d’un ordre, d’un cosmos, d’une verticalité. À l’heure où tout se vaut, où le relativisme ruisselle jusque dans les manuels d’histoire, cette réédition est un rappel au réel.
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On peut être d’accord ou non avec Raspail. Mais on ne peut pas nier que, lui, savait d’où il écrivait : d’un lieu précis de l’âme européenne, celui où soufflent encore les vents du courage et de la grandeur. « Il faut toujours un officier pour garder la frontière, même si plus personne ne sait ce qu’elle sépare. » Cette phrase, qui pourrait servir de devise au roman, est peut-être la plus politique que Jean Raspail n’ait jamais écrite. Elle dit tout : la fidélité sans illusion, la mission sans objectif, la grandeur sans gloire. Dans ce XXIe siècle sans mémoire, Les Royaumes de Borée est un livre-boussole. Il indique un cap, une direction intérieure, une fidélité possible. Il est la preuve qu’il reste des territoires à défendre : ceux de l’âme. Car il n’est jamais trop tard pour se remettre en marche vers Borée.
