Tout le monde ou presque se souvient de la citation apocryphe d’André Bazin qui ouvre Le Mépris : « Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs » – phrase qu’on doit en vérité au critique Michel Mourlet, mais Jean-Luc Godard n’était certainement pas à une approximation près… Une belle définition qui met sur un même plan regard, monde et désir, soit la Sainte Trinité par laquelle devrait s’opérer le geste cinématographique. On pourrait dire que sans une bonne histoire, ces trois éléments se contrecarrent l’un l’autre, voire s’annulent. Car si le cinéma s’inscrit bien dans le « romanesque » au sens large, c’est parce que la fiction permet précisément de suspendre le jugement moral, comme le disait Kundera, afin de permettre les conditions d’émergence de sa formidable universalité. Un cinéma qui ne croit plus en ses fictions serait donc un cinéma déjà-mort, autophage, entièrement tourné vers lui-même, un cinéma du pur fétiche.
Fétiche, mon doux fétiche
C’est bien le cas aujourd’hui d’un cinéma post-post moderne, qui ne s’érige que par la posture, le « fan service » ou l’accumulation de références – comme si le cinéma n’était plus un art vivant, mais au même titre que la peinture figurative au début du XXème siècle, un art condamné, formolé, dont on ne devrait plus la survie qu’à des clins d’œil de l’art à lui-même, des cinéastes aux cinéastes, qu’à des coups de coudes entendus au spectateur, cette créature dont on a fait, au fil du temps, un critique puis un cinéaste lui-même (voire le cinéma des années 70 qui surinvestit le regard du spectateur pour faire de lui un témoin actif), tout cela dans le but de lui signifier : « Regarde, moi aussi, j’étais là quand tu as vu Suspiria » (Remplacer Suspiria par n’importe lequel de vos films culte). Cette malédiction du cinéma autophage touche d’abord le cinéma de genre, puisqu’il est sans doute le plus fragile, le plus facile à parodier, le plus généreux aussi. Dernière preuve en date, le pénible Reflets dans un Diamant Mort. Si le couple belge Cattet et Forzani s’était forgé un petit nom dans le cinéma-fétichiste, tripant éternellement sur les mêmes marottes générationnelles (le giallo, principalement, et le meurtre sadique comme pinacle de la pulsion scopique du cinéaste) Reflets en est la boursouflure ultime, cas d’école d’un cinéma onaniste qui se reluque tellement lui-même, qui s’extasie tant sur son propre héritage qu’il en oublie de raconter quoi que ce soit.
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Si on est subjugué au début par la pure plastique du film, bien vite le rejet de toute narrativité en fait un objet muséifié, à la limite idéal pour illustrer un défilé de mode ou une performance au MOMA. C’est ce que semblent oublier les deux cinéastes belges : les réalisateurs qu’ils révèrent, à commencer par Mario Bava et Dario Argento, défendaient des histoires, des dialogues, ils avaient des choses à raconter en somme, et leur excellence visuelle était presqu’entièrement dédiée à nous faire croire à cette histoire. Ici, c’est presque l’inverse : tout nous intime à nous détacher constamment de l’histoire, les mises en abîme perpétuelles, vers la deuxième moitié du métrage, forçant tellement le trait qu’elles tirent vers le comique involontaire (un comique renforcé par le fait que Yannick Rénier à des faux airs de Manuel Valls). On finit par se foutre complètement de ces personnages sans âme, sans chair, qui ne sont littéralement que des créatures de papier glacier, tout comme on se fout, chez Quentin Dupieux, l’autre grand cinéaste autophage, de personnages qui ne sont que des concepts, et à qui personne – encore moins des acteurs systématiquement dirigés comme des pantins goguenards – semble vouloir nous faire croire…
Dupieux le cancre
Dupieux, lui son trip, ce sont des années 80 fantasmées, celle de sa jeunesse, dont il tire une sorte de patine vaguement dérangeante, puisque ses films sont difficilement situables dans le temps (un moyen à peu de frais de créer un Dupieux-verse : placer un minitel et un téléphone portable dans un même plan. En terme de world building, on a fait mieux…) et surtout un cinéma qui s’auto-congratule perpétuellement, et se bombarde lui-même « perché », « déjanté »… quoi de plus sinistre en réalité qu’un artiste qui donne lui-même les éléments de langage qui serviront à juger son œuvre ? C’est précisément ce que fait Dupieux : chez lui tout est constamment souligné, mis entre guillemets, un cinéma qui fait le malin pour nous pousser à dire : « ah mais où va-t-il chercher tout ça ? » Mais là où Castet et Forzani pèchent par excès de mise en scène, Dupieux au contraire n’en produit absolument aucune et se contente de filmer platement ses idées de scénario, élaboré sur un coin de nappe autour d’un concept ou d’une idée marrante – une idée marrante n’ayant jamais fait un bon film. La meilleure preuve : cet Accident de Piano qui surfe sur un sujet ultra-contemporain (les influenceuses) mais se dispense d’en parler réellement, toujours en se cachant derrière un surréalisme vaguement potache et un scénario poussif, servi par un humour qui ne décolle jamais – un humour de pièce de théâtre subventionnée, serait-on tenté de dire. D’ailleurs presque tous les films de Dupieux, malgré leur courte durée, semblent étonnamment longs, dilatés, pénibles à suivre : forcément, ce ne sont en fait que de petits courts métrages d’étudiant-faussaire artificiellement gonflés en longs métrage… mais il aurait tort de se priver, Dupieux, puisque son modèle économique fonctionne et que toutes les stars se pressent pour participer à ses petits happenings cyniques et sans saveur… un cinéma tellement stérile qu’on en sort toujours un peu déprimé, comme si ce qu’on avait vu, au fond, c’était précisément ça : un cinéma qui s’est auto-dévoré jusqu’à se ranger dans la pire des moralines, attestant par là le devenir-boomer de Quentin Dupieux, qui se contente, grosso modo, d’affirmer avec ce dernier film que les influences sont méchantes et que l’air du temps est à l’égoïsme. Bravo. Sur un pareil sujet, on aurait préféré voir s’exprimer Marco Ferreri ou Robert Altman.