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Le mensonge romantique de Gabriel Matzneff

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Publié le

3 février 2020

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Sans doute sommes-nous, nous lecteurs, coupables d’avoir contribué à faire de Gabriel Matzneff ce qu’il a été durant sa vie, cette vie qui l’oblige désormais à vivre ce qu’il vit aujourd’hui ; car ce qui fait l’ampleur de cette affaire, ce n’est pas l’horreur de la pédophilie, mais que ce vice ait été vécu à découvert et qu’il ait été enchanté, romantisé ; ce n’est pas non plus qu’un écrivain soit dans sa vie méprisable, sans quoi il faudrait stigmatiser nombre d’entre eux, mais qu’il ait raconté sa vie dans ses livres et que parce qu’il la racontait dans ses livres nous ayons pris ça pour de la littérature, et pour de la littérature seulement.

 

 

 

D’ailleurs, qui depuis vingt ans prenait Matzneff suffisamment au sérieux pour le considérer autrement que comme un petit maître, aux analyses sympathiques et renseignées, mais qui valait surtout en tant que grand témoin d’une époque close avec les morts de Montherlant et de Malraux ? On aimait lire Matzneff par nostalgie et aussi, pour ma part, en raison de son écriture élégante, raffinée mais néanmoins facile, accessible, qui ne nous casse pas la tête ni ne nous oblige à réfléchir de trop. Grâce à elle, il raconte sans fard ses emballements, ses passions, ses obsessions, sur un ton charmant dont il ne se départit jamais, jusque dans l’abject qui passe ainsi telle une lettre à la poste.

Et puis c’était un vieux monsieur qui ne portait pas sur son visage les traits d’une bête furieuse, on aurait dit un ancien prince dont la famille ne régnait plus depuis longtemps et qui à force de ne plus gouverner ne possédait plus de l’exercice du pouvoir et de la vraie noblesse que les us un peu ridicules.

Reconnaissons aussi que Matzneff avait depuis un moment renoncé à conter son abjection, qu’il se faisait plus discret sur sa passion philopédique comme il l’appelle, de telle sorte que, sans que nous puissions décemment dire qu’il s’en distanciait clairement (la réédition des Moins de seize ans en 2005 indique tout l’inverse) nous pouvions, nous lecteurs, par paresse ou lâcheté, par manque de clairvoyance, mais surtout par conformisme – il était après tout un écrivain reconnu, confidentiel éventuellement, consacré, soit l’opposé d’un maudit – jeter un voile sur l’horreur de ses séjours philippins et d’un même geste sur le caractère éminemment problématique de ses amours pour les très jeunes adolescentes. Et puis c’était un vieux monsieur qui ne portait pas sur son visage les traits d’une bête furieuse, on aurait dit un ancien prince dont la famille ne régnait plus depuis longtemps et qui à force de ne plus gouverner ne possédait plus de l’exercice du pouvoir et de la vraie noblesse que les us un peu ridicules.

Nul ne semble non plus près de dire que, malgré ses crimes éventuels, malgré la pédophilie dont on l’accuse, il demeure un écrivain parmi les meilleurs, que sa littérature est grande et que s’il doit finir en prison cela n’empêchera pas ses livres de trôner en bonne place dans les bibliothèques de toute personne de goût.

C’est cette image, cette bienveillance, cette neutralité plus ou moins tactique que Vanessa Springora fait voler en éclat pour nous plonger dans la stupeur et le désarroi, car s’il n’est personne de digne qui souhaite fondamentalement se joindre à la meute, nul ne semble décider de prendre véritablement la défense de Matzneff, autrement que pour dire qu’il ne veut pas hurler avec la meute, ce qui revient évidemment à la laisser faire. Nul ne semble non plus près de dire que, malgré ses crimes éventuels, malgré la pédophilie dont on l’accuse, il demeure un écrivain parmi les meilleurs, que sa littérature est grande et que s’il doit finir en prison cela n’empêchera pas ses livres de trôner en bonne place dans les bibliothèques de toute personne de goût. C’est que le malaise est aussi littéraire, non pas en raison d’un prétendu décalage entre l’homme et l’œuvre, mais parce que le témoignage de Springora détruit pour une bonne part de la littérature matznévienne.

Pour Matzneff et pour sa littérature, il fallait que la description de ces amours soit unanime puisqu’il avait prétendument mis sa vie dans son œuvre et qu’il faisait de sa vie non pas sa vérité, mais la vérité absolue.

Tout au long de ses livres, Matzneff a chanté la lumière, la gloire de l’amour, de l’amour passion, de l’amour fou qui se moquait des convenances et de la morale, il écrivait dans la lumière et pour une lumière dont il nous disait qu’il en était le porteur, ce que nous aurions dû prendre avec plus de sérieux car on sait qui la porte, la lumière, tandis que Gabriel Matzneff se baptisait lui-même, comme pour nous prévenir : l’archange aux pieds fourchus. Ses livres ne portent aucune ambiguïté, l’amour existe, il est passionnel, contre la loi des hommes, puis il s’éteint et c’est le spleen, la débauche, et à nouveau l’amour réformateur, puis la débauche et ainsi de suite. Rien n’est dit de ces amours sinon leur beauté, ils sont la figure archétypale de ce que l’on imagine être l’amour en littérature. Pour Matzneff et pour sa littérature, il fallait que la description de ces amours soit unanime puisqu’il avait prétendument mis sa vie dans son œuvre et qu’il faisait de sa vie non pas sa vérité, mais la vérité absolue. Ainsi, quand, de nombreuses fois dans son journal, il traite Vanessa Springora avec quelques autres de renégates, il leur refuse leur vérité puisqu’elles ont renié sa vérité à lui. Il les place de facto dans le camp du mensonge puisque la vérité, et la vie, se confondent et se conforment finalement avec sa vérité et la vision qu’il a de sa vie ; la preuve, il en a fait des livres, lui, et se serait réjoui qu’une de ses amantes donne sa version de leur amour, à condition que ce soit la version de Gabriel Matzneff.

À ce titre Le Consentement n’est pas non plus littéraire, il est un témoignage, le témoignage de la vie de Vanessa Springora, et c’est là que le bât blesse pour Matzneff, car c’est lui l’écrivain qui se contente de témoigner de sa vision, tandis que Springora fouaille sa psyché pour livrer une version nuancée, mesurée, de sa relation dont elle ne renie pas l’amour.

Le malaise est littéraire donc parce que la littérature n’est pas l’endroit de la propagande, encore moins que celui de l’ego, mais la cornue qui métamorphose nos subjectivités simples et partisanes en ambiguïtés universelles. Jamais Matzneff n’évoque ses amours, pédophiles ou non, sinon pour en raconter la pureté ou la douceur, jamais il ne dit que tout amour recèle sa part de noirceur, qu’il existe de la prédation dans l’amour sincère et de la tristesse dans la joie, que chacun se débat avec ses démons et qu’ils sont souvent plus voraces et nous possèdent mieux que l’oscillation entre le spleen et l’idéal dont il n’y a, en littérature, plus rien à dire puisque Baudelaire en a déjà tout dit, définitivement. À ce titre Le Consentement n’est pas non plus littéraire, il est un témoignage, le témoignage de la vie de Vanessa Springora, et c’est là que le bât blesse pour Matzneff, car c’est lui l’écrivain qui se contente de témoigner de sa vision, tandis que Springora fouaille sa psyché pour livrer une version nuancée, mesurée, de sa relation dont elle ne renie pas l’amour. L’amour qu’elle a éprouvé pour Gabriel Matzneff, elle le revendique encore, elle lui reste fidèle, et c’est elle qui s’est débattue des années durant avec son amour tandis que l’écrivain philopède se contentait de la traiter de renégate. Autrement dit, c’est le témoignage qui donne sa leçon à la littérature, et c’est l’écrivain qui, parce qu’il n’a pas voulu regarder sa misère en face, se voit soudain infirmer par la vie. Que restera-t-il alors de Matzneff ? Ses essais probablement lorsqu’ils ne sont pas entachés par son péché, et une place dans l’histoire de la littérature comme le signal de la fin d’une esthétique égotiste qui, incapable d’aller au bout de la vie, se résout dans le mirage et le fantasme, bref une littérature fausse – la faute à l’écrivain, la faute aussi au lecteur.

Il demeurerait alors, hélas, prisonnier de son mensonge romantique, pour le dire comme René Girard, sans accéder à la littérature ; cependant, en dépit de son paganisme par lequel il se sentait justifié dans son vice, en se retournant, vers le vrai Dieu – dont il nous dit qu’il l’aime aussi – il saura, espérons-le, trouver la force de sauver à la fois son âme et peut-être son œuvre en écrivant enfin, par-delà les clichés dont il s’est gargarisé, le roman de ses ténèbres.

À l’heure où j’écris ces lignes, j’ignore ce qui il en est du sort de Gabriel Matzneff : lui qui a tant de fois vanté le suicide, il lui serait cohérent d’y céder afin de clore son œuvre en posant une dernière fois comme la victime de l’amour qu’il a dépeint tout au long de son œuvre romanesque et de diariste. Il demeurerait alors, hélas, prisonnier de son mensonge romantique, pour le dire comme René Girard, sans accéder à la littérature ; cependant, en dépit de son paganisme par lequel il se sentait justifié dans son vice, en se retournant, vers le vrai Dieu – dont il nous dit qu’il l’aime aussi – il saura, espérons-le, trouver la force de sauver à la fois son âme et peut-être son œuvre en écrivant enfin, par-delà les clichés dont il s’est gargarisé, le roman de ses ténèbres.

 

 

Rémi Lélian

 

 

LE CONSENTEMENT Vanessa Springora Grasset 216 p. – 18 €

 

 

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