L’ouvrage a cela d’étonnant qu’il respecte le discours prescrit par l’Église depuis Grégoire le Grand, pape de 590 à 604, et qui confond en une seule femme qui s’appelle Marie-Madeleine diverses figures des Évangiles : la pécheresse anonyme qui oint Jésus ; la sœur de Marthe et Lazare ; Marie de Magdala, témoin de la mort et de la résurrection du Christ. Cette tradition persiste aujourd’hui et si plusieurs s’y opposent au nom d’un progressisme virulent, d’une interprétation fondamentaliste ou d’une historicité absolue, Marie Botturi y entrevoit un enrichissement spirituel, qui nous échappe tout à fait si nous prenons un chemin autre que celui de la tradition. L’auteur profite donc d’un cadre façonné depuis plus d’un millénaire : telles les marches d’un escalier commençant par la repentance et conduisant à la sainteté, chacune de ces figures féminines représente une étape menant vers un sommet spirituel, celui de la consécration. C’est bien le rôle qui est destiné à Madeleine, celui de la première religieuse – la première épouse du Fils de Dieu – et un modèle pour tous les êtres appelés à cette vocation.
Plus encore, Marie Botturi nous présente Marie Madeleine comme une grande mystique, non seulement à cause de sa contemplation excessive qui la mène vers la solitude dans les montagnes provençales, selon la légende, mais également à cause de sa volupté tant du corps que de l’esprit. C’est toute Madeleine de vivre ainsi sa foi et son amour, de dilater sa vie intérieure au fur et à mesure que ses membres se confrontent, nus, à la rudesse des éléments. Le charnel et le spirituel ne vont jamais l’un sans l’autre chez elle, et il n’y a pas de meilleure femme pour incarner cette phrase apocryphe de saint Augustin que Marie Botturi nous cite avec tant de délectation : « Celui qui est charnel l’est jusque dans les choses de l’esprit ; celui qui est spirituel l’est jusque dans les choses de la chair. »
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Il est salutaire de s’éloigner des analyses post-modernes et soi-disant féministes pour voir enfin en la tradition ecclésiastique le souci qu’elle a toujours eu – au besoin, à l’aide d’un syncrétisme et des paraboles – de nous faire tendre vers la noblesse. Ce qu’il faut se souvenir de Madeleine, comme Jésus lui-même l’explique au pharisien dans l’Évangile de Luc, ne sont pas ses péchés, mais son amour démesuré et incommensurable. Si elle avait un passé de pécheresse, son âme était disposée à l’élévation : « La conversion de Marie-Madeleine constitue une rupture avec son passé, non avec sa personnalité. » Tant d’écrivains se sont précipités sur ses fautes, soit pour les dénoncer, soit pour les revendiquer au nom d’une « liberté féminine », et bien peu – à l’exception de Bossuet, Lacordaire et quelques autres grands écrivains des siècles précédents – ont consacré leur plume à la victoire de Madeleine, son plus beau fait d’armes : son amour monstrueux pour le Christ.
Monstrueux est bien le mot pour décrire cet amour qui a vu et soutenu le Christ dans son martyre sur la croix ; monstrueux, son amour, pour avoir elle aussi « enduré le martyre en le voyant mourir » pour citer, comme Botturi, Thérèse d’Ávila ; monstrueux, cet amour, enfin, puisque difforme et excessif aux yeux des êtres prosaïques. On entend la Béatrice d’Antonin Artaud déclamer dans Les Cenci : « À cause de lui, je ne suis plus faite pour les amours humaines. » Dans une histoire plus noble et lumineuse, Marie Madeleine s’en éloigne aussi, et ses amours ne valent désormais que pour Dieu.
Enfin, à la volupté du personnage s’ajoute la volupté de l’écrivain qui donne chair à l’histoire et l’exemple de Madeleine, grâce à des vers qui se mêlent aux phrases en prose. Marie Botturi a rédigé un précieux traité d’érotisation de l’âme nous permettant de saisir, ne serait-ce qu’à tâtons, les extases d’une Thérèse de Lisieux ou d’une Marie de l’Incarnation et le mysticisme de tant d’autres saintes qui, elles n’ont plus, n’étaient pas faites « pour une vie ordinaire ».