[qodef_dropcaps type=”normal” color=”red” background_color=””]D[/qodef_dropcaps]oit-on brûler Michel Lussault ? Emblème de ce «pédagogisme » si décrié, le géographe a été assimilé à celle qui l’avait nommé à la tête du Conseil supérieur des programmes, Najat Vallaud-Belkacem. Pourtant, son apport est probablement plus équivoque que ce que n’en disent ses ennemis.
Nommé en septembre 2014 à la tête du Conseil supérieur des programmes par Najat Vallaud-Belkacem, le géographe Michel Lussault n’aura pas survécu à la rentrée de Jean-Michel Blanquer. Annoncée sur France Inter le 26 septembre dernier, la démission du principal artisan de la refonte des programmes scolaires en 2015, médiatisé pour sa défense acharnée du fameux « prédicat », répond manifestement au changement de cap opéré par le ministre. Quelques échanges par médias interposés, une petite musique bien connue se dégageant de l’opposition d’un « conservateur » et d’un « progressiste » bénéficiant chacun de leurs relais engagés, de France Culture à Valeurs actuelles, auront d’ailleurs donné à l’affaire une publicité étonnante, et des allures de mise en scène… De quoi renforcer l’évidente posture « anti-pédagogiste » de Jean-Michel Blanquer, qui entend désormais se passer des services du Conseil. Mais est-il si simple de se débarrasser d’un homme que d’aucuns voudraient réduire au statut de « vieille lune déconnectée » ?
Au-delà de ses attaques contre le « pédagogisme », que propose la droite ?
A l’évidence, Michel Lussault exercera toujours une influence décisive sur la formation des professeurs. A l’exemple de son Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, le fameux « Levy et Lussault » des apprentis géographes, son œuvre s’est imposée comme un passage obligé pour les étudiants préparant les concours de l’enseignement depuis le début des années 2000. Nul doute, donc : son approche théorique ne cessera pas d’être diffusée, et d’abord depuis l’Institut français de l’éducation intégré à l’École Normale Supérieure de Lyon, toujours dirigé par le géographe. Alors, que faire ? Eric Zemmour a pu dénoncer le « sabir de savant jargonnant » de Michel Lussault, moquant son étude des « hyper-lieux connectés ubiquitaires » iconiques, de la « reproduction ad libitum des ”non lieux” », et de« l’espace localiste critique », qui constituent le cœur de son essai sur les Hyper lieux, ces « nouvelles géographies de la mondialisation ». Soit, mais attaquer Michel Lussault et le « pédagogisme » n’est pas encore répliquer à plusieurs décennies de réflexions et de travaux, souvent marqués par une évidente technicité et servis par l’érudition.
Désormais maîtresse de l’ironie, la droite semble avoir abandonné le terrain des concepts et de l’esthétique qui les portent, se refusant à produire ses propres outils intellectuels en matière de pédagogie et d’organisation de l’institution scolaire ; et plus largement d’œuvrer au sein de la galaxie des sciences humaines. Face aux géographes proches de Michel Lussault s’assimilant les apports de la french theory pour dépasser l’impasse intellectuelle marxiste par le structuralisme d’un Claude Lévi-Strauss, puis par la fameuse « archéologie du savoir » de Michel Foucault, la droite semble toujours se contenter d’une simple politique de contournement. A la gauche les concepts ; à la droite le sérieux refuge de la géopolitique, réhabilitée par Yves Lacoste durant les années 1990, puis de l’intelligence économique aujourd’hui défendue par l’EGE de Christian Harbulot. Avec d’ailleurs un certain succès, tout en s’interdisant de se battre sur le même terrain que ses adversaires, parfois au nom d’un « bon sens » et d’un « sens des réalités » qui ne suffisent visiblement pas à conquérir les esprits.
L’imagination au pouvoir !
Si la droite veut revenir durablement sur le devant de la scène, elle ne pourra pourtant compter sur les seules circonstances et sur les seuls montages politiques, comme s’il pouvait suffire de nommer la bonne personne à la bonne place pour dominer 50 ans durant. A fortiori si Michel Blanquer n’est pas un messie. Elle devra nécessairement accepter la nature de la vie intellectuelle contemporaine, jusqu’à ce que d’aucuns prennent trop rapidement pour de « l’intellectualisme ». Accepter donc son goût des concepts, de leur poésie, des montages spéculatifs et de la technicité, tout en s’assimilant et réorientant les productions de ses adversaires. Après tout, Michel Lussault n’a-t-il pas lui-même défriché notre propre terrain ? Penseur de la diversité des « territoires », des relations entre les territoires, donc des rapports de force qui les constituent, n’a-t-il pas puissamment participé à intégrer la « culture » à la pensée géographique ? Si tout territoire est bel et bien une construction sociale, et non seulement un héritage de la géologie ou des forces matérielles, si tout territoire est aussi « culturel », l’apport de Michel Lussault à la réflexion de droite est évident.
A l’époque où les frontières « naturelles » ou administratives des États ne suffisent plus à penser les enjeux collectifs, alors que se multiplient les « frontières invisibles », ethniques, religieuses, linguistiques et sociales, la droite gagnerait sans doute à remettre le travail de Lussault à l’endroit, plus qu’à tenter vainement de le faire disparaître. Plus que mépriser un auteur en raison de son engagement militant et de ses biais politiques, nous gagnerions donc à lire un géographe constatant que « le local redevient à la fois central dans les pratiques quotidiennes de tout un chacun et la référence d’un nombre croissant d’imaginations géographiques et politiques ». Lisons-bien : une politique de droite repose peut-être dans cette phrase.