Rédigé par Véronique Guillotin (RDSE), Christine Lavarde (LR) et René-Paul Savary (LR) – donc par des membres de l’opposition de gauche et de droite au gouvernement en place – et déposé le 3 juin, ledit rapport provient de la Délégation sénatoriale à la prospective, créée en 2009 et chargée de réfléchir aux transformations de la société et de l’économie pour en informer le Sénat. Il s’agit d’un rapport d’information, copieux (184 pages) et sans portée normative, comme il est courant dans le processus législatif français : des rapports sont commandés et rédigés tous les jours pour faire le tour d’une question précise, et éclairer le législateur sur le champ des possibles en la matière.
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Le message du rapport est simple : les trois rédacteurs s’élèvent contre la stratégie du confinement à répétition. « Nous ne pouvons pas nous permettre de mettre sous cloche la vie sociale et économique du pays tout entier à chaque nouvelle crise. » Ils pointent du doigt l’efficacité fort relative du confinement sur le plan sanitaire, ses conséquences délétères sur le plan économique et social, et ses effets psychologiques à long terme. De ce constat, les auteurs ont exploré les mesures alternatives possibles en cas de crises sanitaires futures, et proposent « de recourir bien plus fortement aux outils numériques en assumant si nécessaire des mesures plus intrusives, mais aussi plus ciblées et limitées dans le temps. Avec en contrepartie, une liberté retrouvée plus vite dans le monde réel ». En clair, les outils numériques plutôt que l’assignation à résidence.
Les outils numériques plus efficaces que le confinement ?
Le rapport est fort simplement structuré. Une première partie explore les utilisations du numérique faites pour lutter contre la Covid. Les exemples de la Chine, de la Corée du Sud, de Taïwan, de Singapour, de Hong Kong et du Japon y sont notamment développés, les auteurs remarquant que « plus ils sont intrusifs, plus ils sont efficaces », tout en notant que « le modèle asiatique n’est, certes, pas transposable tel quel à la France ». Viennent ensuite les politiques numériques de certains pays européens, dont l’Écosse, la Pologne, l’Estonie et la Russie. Partisan de la stratégie d’élimination plutôt que d’atténuation du virus, ils concluent après examen que « des restrictions plus fortes pendant une période limitée semblent donc plus efficaces sur le plan sanitaire, sur le plan économique, et sur le plan des libertés publiques ». Sur ce dernier aspect, ils précisent leur propos : les « restrictions n’ont été plus fortes que pendant les trois premières semaines de la pandémie- alors que les pays plus ‘permissifs’ se retrouvaient acculés à des mesures finalement bien plus attentatoires aux libertés, prises trop tard et maintenues sur la durée ».
Autant de mesures évidemment glaçantes et nullement souhaitables, mais que les auteurs ne réclament pas nécessairement et prioritairement parmi toutes les autres, et qu’ils ne jugent acceptables qu’en cas d’extrême urgence – donc dans l’hypothèse d’un virus bien plus virulent que la Covid
Vient ensuite le paragraphe qui a fait couler tant d’encre parce que les auteurs y appellent à se saisir des outils numériques pour pouvoir gérer « des pandémies sans confinement ». Y sont exposés et classés par catégories les différents emplois possibles du numérique en cas de crise, depuis l’application TousAntiCovid (catégorie incitation) jusqu’à l’exploitation de données de mobilité (catégorie assistance) pour positionner des équipes de soin aux bons endroits et aux bons moments. Dans la catégorie listant les contraintes, où il est précisé pour « les situations de crise les plus extrêmes », les auteurs listent une série de contrôles possibles des déplacements, de l’état de santé, des fréquentations et des transactions qu’« il serait irresponsable de ne pas au moins envisager, ne serait-ce que pour se convaincre de tout faire en amont pour ne pas en arriver là ». Bracelet électronique pour contrôler la quarantaine, détection automatique de plaque d’immatriculation par les radars, caméras thermiques dans les restaurants, détection de visites d’un proche vulnérable ou encore amende automatique pour poursuite illégale d’une activité professionnelle y sont notamment listés. Autant de mesures évidemment glaçantes et nullement souhaitables, mais que les auteurs ne réclament pas nécessairement et prioritairement parmi toutes les autres, et qu’ils ne jugent acceptables qu’en cas d’extrême urgence – donc dans l’hypothèse d’un virus bien plus virulent que la Covid. D’où la nécessité de considérer le réel et de penser la proportionnalité d’une mesure à la situation sanitaire, plutôt que de se livrer à des réflexions majusculaires sur la liberté. : « Raisonner en termes absolus n’a strictement aucun sens, et des atteintes considérées comme inacceptables face à une menace modérée ne le seront pas forcément face à une crise plus grave. » Fort logiquement, un virus à la létalité très élevée nécessiterait des contraintes bien plus grandes, et tous nous l’accepterions.
La boîte à outils pour dépasser les réticences françaises ?
Une seconde partie fort intéressante se penche sur l’impréparation française à l’utilisation du numérique, mais surtout aux réticences politiques et idéologiques. Plusieurs arguments y sont avancés. D’abord, se tromper de Big Brother en pointant l’État « à l’heure où les géants du numérique accumulent sur chacun d’entre nous davantage d’informations que l’État n’en aura jamais, à des fins qui n’ont rien à voir avec l’intérêt général, et sans aucune des garanties que procurent les mécanismes de contrôle démocratique », de sorte que ceux-ci disposent de plus d’informations sur la situation sanitaire que le pays lui-même. Ensuite, le mauvais argument de la dictature car « tout est affaire de proportionnalité » (les auteurs pointent d’ailleurs du doigt les réticences de la CNIL en la matière). Encore, le « totem » de la discrimination : « Dans la lutte contre une épidémie, l’objectif des mesures est très précisément de discriminer les individus en fonction de leur état de santé, pour leur propre protection et celle de la collectivité ». L’objectif serait donc de cibler les personnes à risque ou contaminées, plutôt que l’ensemble de la population. Enfin, « une confusion entre les fins (protéger les droits et libertés) et les moyens (interdire les croisements de fichiers) ».
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La dernière partie précise la position des auteurs qui, favorables à une utilisation plus ample du numérique de manière générale, « ne préconise aucun outil numérique en particulier » et défendent « le principe d’une ‘boîte à outils’ numérique, à laquelle il serait possible de recourir de façon graduée en fonction des circonstances » selon les principes de proportionnalité (rapport entre les atteintes aux libertés numériques et celles aux libertés physiques) et d’individualisation (mesures ciblées et limitées dans le temps). Ils rappellent encore que rien ne sert de raisonner en généralités, puisque c’est la gravité de la crise qui conditionne l’acceptabilité morale et politique des contraintes.
Une polémique malhonnête pour un débat nécessaire
La polémique sur les réseaux sociaux est de fait profondément malhonnête. Des captures d’écran issues de sections différentes du rapport ont été adjointes pour faire croire que le « il serait irresponsable de ne pas se saisir de telles opportunités » se rapportait aux contraintes pour les urgences « extrêmes », dont le port du bracelet électronique, et aux mesures présentées dans le cadre du cas coréen. Dès lors, le rapport était présenté comme une annonce de ce que le pouvoir macronien prépare, alors même qu’il est sans force normative, et qu’il a été rédigé par des opposants critiques à l’égard du gouvernement : en plus de pointer du doigt l’inefficacité de sa gestion sanitaire, une partie recense ses contradictions et revirements sur la question numérique. Il dépasse très largement le cadre du Covid, et interroge l’utilisation des outils numériques depuis les plus bénins jusqu’aux plus attentatoires.
L’existence du rapport n’est aucunement problématique : théoriquement, la décision du Prince est d’autant plus éclairée qu’elle repose sur la perspective la plus large possible. Ce qui importe, c’est ce que le décideur en fait. De fait, les auteurs ouvrent un débat lourd sur notre rapport renouvelé à la technique, et sur un possible glissement à l’asiatique ; débat qui, sans le trancher, doit moralement être ouvert du seul fait que cette technique existe et qu’elle pourrait permettre – c’est la position des auteurs, et les cas asiatiques tendent à le démontrer – une plus grande efficacité.
Partant de l’idée d’une pente dystopique inéluctable et souhaitée par le pouvoir en place, beaucoup analysent chaque information par ce seul biais préconçu, et toujours y voient une étape supplémentaire à laquelle il faudrait nécessairement s’opposer, mais sans pourtant la questionner pour ce qu’elle est fondamentalement
Cette polémique pose la question du réflexe orwellien d’une partie de l’opinion, nourrie par la science-fiction : partant de l’idée d’une pente dystopique inéluctable et souhaitée par le pouvoir en place, beaucoup analysent chaque information par ce seul biais préconçu, et toujours y voient une étape supplémentaire à laquelle il faudrait nécessairement s’opposer, mais sans pourtant la questionner pour ce qu’elle est fondamentalement. En avalant l’idée d’un sens déterminé de l’histoire, cette approche pèche par sa négation de notre liberté collective, et par sa confusion de la situation d’exception d’avec la norme : l’exemple anglais montre que des pouvoirs publics sont effectivement capables de supprimer les contraintes une fois la situation améliorée, et le rapport propose une stratégie de choc à court terme pour éviter les confinements – bien loin donc de l’idée d’une société de contrôle généralisée, auquel cas le débat serait d’une autre nature. Stratégie à laquelle l’on est libre de s’opposer mais qu’il ne faut pas, au nom de l’intelligence publique, caricaturer maladroitement. Précision, nuance, vérité : voilà trois sûrs guides qu’il serait bon de retrouver.