Vingt-sept ans est un âge célèbre. Les étoiles du rock s’y éteignent, consumées par les excès, quand les ambitieux y récoltent leurs premiers lauriers. Comme un certain Bonaparte, qui y triomphe lors de la campagne d’Italie, offrant une victoire inespérée à une France seule contre toute l’Europe depuis des années, posant la première marche de l’escalier vers le trône. À plus de deux siècles de là, un de ses admirateurs déclarés tente de marcher dans ses pas. Au même âge, il lance lui aussi sa carrière politique, avec des rêves que l’on imagine au moins aussi grandiloquents. Le cadre n’est certes plus le vert étincelant de la plaine du Pô teinté de poudre et de sang mais le sol poisseux d’un bar dansant où l’on n’entre d’ordinaire que lorsqu’on a été refusé ailleurs, place de la Bastille.
Ne pas se fier cependant à la modestie du champ de bataille, l’artillerie y est puissante. Car pour la soirée de lancement du fils de l’ancien président de la République ce samedi 14décembre, les journalistes semblent plus nombreux que les militants. Suit un bombardement médiatique qui aurait probablement suscité l’admiration du vainqueur de Rivoli. De Public à Frontières, la promesse de révéler les rêves pour la France cachés derrière le sourire de cet homme d’à peine vingt-sept ans, bien décidé à se faire un prénom. Depuis la rentrée, Louis Sarkozy intervenait déjà régulièrement sur LCI, propriété de son parrain Martin Bouygues, en tant que « spécialiste des États-Unis ». Autant de carburant aurait dû assurer un décollage en flèche.
À part son nom, Louis Sarkozy n’affiche strictement aucun atout ni aucune réussite qui justifie un tel tapage autour de son entrée en politique
Mais voilà, ça ne prend pas. Sur X, l’ambitieux essuie une volée de bois vert de la part de droite nationale qu’il cherche pourtant à séduire. La cause de surface en est un extrait vidéo tiré de cette soirée de lancement du 14 où, invité à expliciter sa position sur l’immigration, il donne une réponse alambiquée dont la substance semble être que le problème réside moins dans cette immigration que dans son déficit d’assimilation. Une position totalement dépassée, juge sans appel la droitosphère. Ce qu’elle lui reproche surtout derrière cela, c’est l’arrogance consistant à croire que l’appartenance aux plus hautes sphères d’une classe dirigeante détestée suffit à conférer une légitimité politique. Car à part son nom, le jeune homme n’affiche strictement aucun atout ni aucune réussite qui justifie un tel tapage autour de son entrée en politique, ou tout simplement qui la lui permette.
L’Incorrect cependant refuse de hurler avec les loups d’extrême droite ! Que cette filiation soit le seul argument de Louis Sarkozy ne devrait pas exonérer de le prendre au sérieux. Un examen de l’héritage dont il se réclame subliminalement s’impose donc.
La droite dure en campagne
La campagne victorieuse de 2007 a profondément marqué les esprits des hommes et femmes politiques de l’UMP puis de LR se rêvant un destin national, qui ont tous ou presque tenté de copier sa recette. MM.Fillon, Wauquiez, Bertrand et MmePécresse ont été les émules les plus célèbres du dernier président de droite. L’ingrédient décisif de la conquête sarkozyste de l’Élysée, c’est le siphonnage des voix de Le Pen par l’adoption d’un ton implacable sur les questions de sécurité, d’immigration et de nation. Bref, virer à droite toute. L’homme qui inspire cette stratégie, rencontré et immédiatement adopté par le ministre de l’Intérieur au début de l’année 2007, c’est bien sûr Patrick Buisson, intellectuel réactionnaire tendance maurrassienne, notamment journaliste chez Minute dans les années quatre-vingt, ami de Le Pen et pionner de l’idée d’union des droites entre le RPR et le FN. Il est à l’origine d’une des propositions phares du candidat Sarkozy, celle de la création d’un ministère de l’Identité nationale, annoncée début mars2007 alors que le succès croissant de François Bayrou menace de le priver de second tour. L’effet est quasi-immédiat, l’idée choque et monopolise le débat présidentiel, le ministre de l’Intérieur s’envole dans les sondages.
Mettant au service de la pensée de Buisson la plume de Guaino, le candidat enfonce le clou dans des discours acérés qui dénoncent l’esprit de mai68, étalent un patriotisme tape-à-l’œil, affirment la nécessité du retour à l’ordre dans les banlieues et de la fin d’une immigration subie, qui doit laisser la place à une immigration choisie, cantonnée à alimenter le marché du travail là où les Français manquent. L’électorat populaire qui avait déserté le RPR puis l’UMP par dégoût de la mollesse chiraquienne s’engoue pour celui qui donne le sentiment qu’enfin, ses attentes sont entendues, que la politique a encore du pouvoir. Le 22avril à 20heures, les résultats tombent comme une couronne de laurier sur la stratégie Sarkozy : avec 31% des voix au premier tour, il devance Ségolène Royal de cinq points, et, peut-être encore plus important, il sonne le glas de la carrière politique de Jean-Marie LePen qui, avec 10%, réalise son pire score à une élection présidentielle depuis 1974. Le 6mai ne fait que confirmer cette dynamique, par une élection au second tour avec six points d’avance sur la candidate socialiste.
Du Kärcher à Kouchner
Élu grâce au discours et aux voix de Le Pen, il va sans dire que Nicolas Sarkozy s’empresse de mener une politique ferme et volontariste sur les questions régaliennes ! Eh bien oui, mais non. D’un point de vue migratoire, sa présidence se caractérise par la stabilité du nombre de titres de séjour délivrés chaque année, aux alentours de 200 000, comme sous son prédécesseur. La part de l’immigration de travail (donc a priori temporaire), censée atteindre 50% à la fin du quinquennat, s’y élèvera péniblement à 15%. Malgré quelques mesures timides pour durcir le regroupement familial, c’est d’abord ce dernier, ainsi que le mariage d’étrangers avec des Français, qui représente l’essentiel des flux migratoires vers l’Hexagone.
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Le ministère de l’Identité nationale, au centre des débats de la campagne, d’abord regroupé avec celui de l’Immigration, disparaît finalement au cours du remaniement de 2010, après n’avoir servi pratiquement à rien si ce n’est à donner des sueurs froides au comité directeur de SOS Racisme – ce qui est certes déjà quelque chose. Malgré une communication intensive sur le sujet, le nombre d’expulsions de clandestins en légère hausse, avec 30 000 par an en fin de mandat, n’a été qu’une goutte d’eau dans l’océan de l’immigration illégale, estimée à l’époque comme concernant 200 000 à 400 000 individus en France. Sur le plan de la délinquance, autre cheval de bataille du candidat Sarkozy, le quinquennat n’apporte là non plus aucun changement aux tendances de fond, avec, de 2007 à 2012, une baisse continue des atteintes aux biens et une hausse similaire des atteintes aux personnes, selon la même dynamique que depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Le Kärcher attendra, il lui préfère Kouchner, nommé aux Affaires étrangères. Quant à l’intégration des Français d’origine immigrée promise en 2007, elle est bien sûr impossible à quantifier statistiquement, mais les attentats de Mohammed Merah en mars2012, et, rétrospectivement, ceux qui surviennent à partir de 2015, sont une indication parmi des centaines que l’islamisme n’a pas reculé dans le pays sous le mandat de Nicolas Sarkozy.
Souverainiste… européen
Des discours tonitruants, mais des résultats nuls fruits de politiques tièdes, voilà le bilan en matière régalienne du père de celui qui prétend aujourd’hui compter dans la politique hexagonale. Rien d’étonnant à vrai dire, quand on connaît les origines politiques de Nicolas Sarkozy. Celui-ci a construit sa carrière dans le fief par excellence de la droite orléaniste, l’Ouest parisien, en devenant tout d’abord maire de Neuilly-sur-Seine en 1983, à seulement 28 ans. Solidement ancré dans sa ville, qu’il dirigera pendant vingt ans, il peut poursuivre son ascension dans le sillage de l’homme fort de la droite d’alors, Jacques Chirac. Cette proximité lui permet d’entrer au gouvernement en tant que ministre du Budget et porte-parole en 1993 après la victoire écrasante de la droite. Là, alors que la rivalité grandit entre Édouard Balladur et Chirac en vue de la présidentielle de 1995, Sarkozy choisit le premier, alors qu’il doit presque tout au second.
S’il s’agit évidemment d’un choix opportuniste, il révèle aussi le logiciel politique du maire de Neuilly, séduit par le libéralisme et le fédéralisme européen de Balladur, quand Chirac passe pour plus gaullien. Après une traversée du désert de quelques années suite à l’élection de Chirac, Sarkozy mène la liste du RPR aux européennes en 1999, avec comme ennemi principal les transfuges souverainistes de la droite menés par Pasqua, qui le devancent finalement. Après le référendum de 2005 et le vote majoritaire des Français contre le traité établissant une Constitution pour l’Europe, il s’assoit dessus et impose deux ans plus la tard la primauté du droit européen sur la Constitution française avec le traité de Lisbonne.
Prophète de l’islam en France
Quand il fait son retour au gouvernement en 2002 comme ministre de l’Intérieur, avec déjà 2007 en tête, la ligne qu’adopte Sarkozy n’a rien à voir avec celle qui le fera gagner cinq ans plus tard. S’il cherche déjà à incarner la rupture avec le président actuel, c’est à l’autre bout du spectre des droites, en affichant un libéralisme culturel fortement inspiré par les États-Unis qui veut trancher avec le gaullisme à papa du maître de l’Élysée. Dans un ouvrage publié en 2004, La République, les religions, l’espérance, l’ambitieux ministre expose cette vision, celle d’une « laïcité positive » au sein d’une France multiculturelle. Au sujet de l’assimilation qui semble aujourd’hui tant tenir à cœur à son fils, voici ce qu’il écrit : « Assumer et valoriser les différences d’une nation, c’est la renforcer. Voilà pourquoi je crois à l’intégration plus qu’à l’assimilation. L’intégration n’exige pas, pour réussir, que celui qui est accueilli renonce à ce qu’il est. » Ce qui implique de laisser toute sa place à la religion des nouveaux arrivants, cette différence qui renforce la nation, et c’est ainsi que Nicolas Sarkozy s’insurge contre ceux qui s’inquiètent de l’islam. « Quand Michèle Tribalat doute de la compatibilité entre l’islam et la République, elle fait part d’un point de vue qui ressemble à une forme de racisme », répondit-il à la démographe qui a compris avant bien d’autres le danger couru par le pays.
Cette fois-ci, Nicolas Sarkozy ne se limite pas à des paroles. C’est ainsi que, lorsqu’il crée le Conseil français du cultemusulman en 2003 pour organiser l’islam de France, il insiste pour qu’y entre l’UOIF proche des Frères Musulmans, alors que d’autres organisations confessionnelles s’y opposent elles-mêmes ! « Je n’ai pas voulu que le CFCM soit une coquille vide obéissant à des oukases, fussent-ils républicains. J’ai milité pour qu’il représente l’islam de France dans sa diversité. Cette réussite a pour contrepartie d’accepter des vérités parfois contradictoires », se défend-il. L’UOIF en garde de la reconnaissance, puisque lorsque le ministre monte sur la scène de son congrès plus tard dans l’année, son président le présente comme « un ami que nous avons découvert et qui nous a découverts ».
Prince de la créolisation
Nicolas Sarkozy est le premier homme politique de premier plan en France à importer la discrimination positive des États-Unis. Il lance l’idée de quotas de membres de la diversité dans les postes à responsabilité, et se réjouit publiquement, toujours en 2003, d’avoir nommé un « préfet musulman » en la personne d’Aïssa Dermouche. À l’époque, même la gauche le pourfend, au nom de l’universalisme républicain. Patrick Buisson est loin !
Nicolas Sarkozy n’est qu’un style, donc une façade, et, à l’heure de passer de la posture aux actes, il a toujours reculé, effrayé par les conséquences potentielles de son audace
En fait, cette ligne libérale et multiculturaliste à l’anglo-saxonne ne s’efface pas au moment du virage à droite, mais fusionne avec lui pour former l’effrayante chimère idéologique de la campagne de 2007. L’idée de quotas reste à l’ordre du jour, ainsi que la préférence pour la philosophie de l’intégration contre celle de l’assimilation. Dans la dernière ligne droite, Nicolas Sarkozy écrit, dans une réponse à un questionnaire du Conseil représentatif des associations noires adressé à tous les candidats : « Nous ne ferons pas comprendre que la différence n’est pas un risque, mais au contraire une chance, tant que nous ne serons pas capables d’intégrer dans notre communauté de vie, ceux de nos concitoyens qui sont discriminés. » Lors d’un discours sur « l’égalité réelle des chances et la promotion de la diversité » donné à Polytechnique en décembre2008, celui qui est désormais président insiste, parlant de la nécessité de « relever le défi du métissage », affirmant que « la France a toujours été métissée au cours des siècles ». S’il abandonne finalement l’idée de quotas suite aux réticences de la classe politique, exprimées notamment dans un rapport conduit par Simone Veil, la nomination au gouvernement de Fadela Amara et Rama Yade en 2007 avait clairement été présentée comme une mise en œuvre de cette discrimination positive.
Le grand écart permanent
Faut-il en conclure que le président de la République n’était qu’un infâme islamo-gauchiste ? Bien sûr que non. En fait, si son fond idéologique est celui d’un libéralisme au sens large, économique et culturel, Nicolas Sarkozy est davantage un homme d’attitude que de convictions. Et l’attitude qu’il n’a cessé d’adopter dans sa carrière politique est celle de la transgression, de la provocation. Voilà comment expliquer le grand écart idéologique du sarkozysme. En prônant une laïcité ouverte à l’islam et la discrimination positive, Sarkozy transgressait, rompant avec le modèle républicain universaliste. En parlant d’identité nationale, en adoptant des positions dures sur la sécurité et l’immigration, il transgressait encore, bousculant les tabous d’une droite soumise au politiquement correct depuis le début des années quatre-vingt. Voilà le secret du style Sarkozy, et de la fascination qu’il a exercée sur la droite pendant de nombreuses années. Mais il n’est qu’un style, donc une façade, et, à l’heure de passer de la posture aux actes, l’ancien locataire de l’Élysée a toujours reculé, effrayé par les conséquences potentielles de son audace. Finalement, sa politique ne s’est écartée en rien du consensus social-libéral qui a gouverné la France de Valéry Giscard d’Estaing à Emmanuel Macron. Sa politique européenne en est peut-être le meilleur témoin, qui a fait voter le traité de Lisbonne par le Parlement alors que les Français avaient rejeté la Constitution européenne par référendum trois ans auparavant. Qui s’est ralliée à l’austérité allemande malgré les gesticulations en faveur de solutions hétérodoxes face à la crise de la dette. Quelles que soient les paroles, les promesses, l’exaltation des meetings, l’essentiel, la vraie politique, celle pour les grandes personnes, reste l’attachement à l’économie de marché, aux droits de l’homme et à la construction européenne.
Lassés par cette mascarade, les Français ont peu à peu délaissé les partis dits de gouvernement pour les populistes, LFI et le RN, qui affirment incarner une véritable alternance. L’avenir jugera de leur sincérité, mais une chose est d’ores et déjà certaine : les tours de passe-passe d’il y a vingt ans ont vécu. À l’époque de Sarkozy père, sur une population encore peu avertie aux techniques de communication les plus poussées, encore trop peu déçue, trop peu méfiante, d’accord. Mais les Français ont vieilli. S’il pense faire mouche avec ces méthodes, en se réclamant de cet héritage, le fils manque cruellement de sens politique. Nicolas Sarkozy incarne, avec François Hollande, la mort du bipartisme qui régnait en France depuis les années soixante-dix. On ne peut qu’espérer que son fils ne soit lui le symbole de l’impossibilité de sa résurrection.